Crimes et déni

Le dernier ouvrage de l’historien israélien
Ilan Pappé constitue, selon Nadine Picaudou*, une contribution majeure à la compréhension du nettoyage ethnique de 1948 en Palestine.

Nadine Picaudou  • 13 mars 2008 abonné·es

Le nettoyage ethnique de la Palestine est le troisième livre traduit en français de l’historien israélien Ilan Pappé, et sa publication constitue un événement historiographique majeur à la veille du soixantième anniversaire de la naissance de l’État hébreu. Voix singulière au sein des « nouveaux historiens » israéliens qui s’attachent, depuis les années 1980, à revisiter et à déconstruire le récit national, Ilan Pappé fait ici retour sur 1948 en proposant de substituer au paradigme de la guerre celui du nettoyage ethnique, au nom d’un triple impératif, scientifique, politique et moral.

Le retour aux sources du conflit et l’intelligibilité historique de l’événement conditionnent la réconciliation entre les peuples israélien et palestinien, mais, pour le citoyen israélien qu’est Ilan Pappé, il s’y ajoute la nécessité morale de se confronter au crime et, plus encore peut-être, au déni du crime. Car les politiques de nettoyage ethnique menées par l’État d’Israël n’ont pas seulement arraché un peuple à sa terre, elles l’ont arraché à la mémoire publique et longtemps voué à l’oubli du monde. Or, c’est l’usage du paradigme de la guerre dans le récit national qui a, selon lui, permis la persistance du déni, faisant obstacle à une véritable révision historiographique comme à une authentique réconciliation politique. Tel est le sens du projet d’Ilan Pappé : restituer l’histoire du nettoyage ethnique de la Palestine, assimilé à un crime contre l’humanité qu’Israël a voulu nier.

Reprenant à l’intellectuel serbe Drazen Petrovic ses critères de définition du nettoyage ethnique (inscription dans un projet nationaliste, place du massacre dans le dispositif, partage implicite des tâches entre politiques et militaires), il n’en place pas moins le cas palestinien dans la perspective d’une histoire coloniale où l’enjeu n’est pas d’exploiter mais d’expulser l’autochtone. Les stratégies israéliennes s’articulent autour du plan Dalet, jadis étudié par l’historien palestinien Walid Khalidi, mais qu’Ilan Pappé relit à la lumière d’une nouvelle documentation israélienne qui fait la part belle aux correspondances et aux Mémoires des acteurs. Ce plan de conquête apparaît ici comme l’émanation directe de Ben Gourion, flanqué des « figures familières du panthéon de l’héroïsme israélien » . L’ouvrage s’ouvre à cet égard sur un saisissant effet de réel : on y voit onze hommes, vétérans sionistes et jeunes officiers dont l’historien a patiemment reconstitué les noms censurés, rejoindre Ben Gourion le 10 mars 1948, par un froid mercredi de printemps, à la Maison rouge, un élégant bâtiment « levantin » de Tel-Aviv, pour y mettre la dernière main à la quatrième version d’un plan qui allait « sceller le sort de la Palestine » . Le travail d’Ilan Pappé démontre que le document ne se réduisait pas à des directives politiques générales, mais renfermait des ordres militaires précis et immédiatement exécutoires, sans attendre la fin annoncée du mandat britannique. Ces ordres fournissaient le détail des méthodes à employer comme la liste des villages et quartiers arabes à occuper et à vider, sur la base de fichiers initialement établis dans une perspective de « rédemption de la terre » , qui allaient constituer un instrument direct des politiques d’expulsion ou de massacre. Ces registres dessinaient une cartographie exhaustive des villages dans leur topographie, leurs ressources économiques, leurs caractéristiques démographiques, les affiliations politiques de leurs habitants et leur degré d’hostilité au sionisme. Les Palestiniens n’y étaient pas traités comme une menace militaire mais comme un simple « problème démographique » à résoudre.

Notons qu’Ilan Pappé n’entre pas très avant dans le débat qui oppose les tenants des causalités idéologiques aux partisans de l’explication par les circonstances, ceux qui voient dans l’expulsion des Palestiniens la mise en oeuvre d’une pensée du transfert consubstantielle au sionisme à ceux qui font de l’exode un sous-produit de la guerre. Le plan Dalet est ici conçu à la fois comme l’inévitable produit du sionisme et comme la réponse aux évolutions de terrain.

Ilan Pappé s’attache en réalité à instruire le dossier à charge du nettoyage ethnique de la Palestine, dont il restitue une chronologie scrupuleuse, région par région et village par village.

La périodisation proposée, qui conduit le lecteur de février 1947 à janvier 1949, distingue une première phase de représailles et d’intimidations, avant la rupture qualitative qu’introduit le plan Dalet. Avec son adoption officielle le 10 mars 1948, s’ouvre une deuxième phase de mise en oeuvre d’un plan d’expulsion qui n’a donc pas attendu l’entrée des armées arabes en Palestine le 15 mai. Le plus souvent, des attaques préalables, parfois accompagnées de massacres, sont menées contre des villages proches pour semer la terreur et faciliter la reddition des villes. La troisième phase, de juin à septembre 1948, marque une escalade : en Galilée d’abord, où s’expérimentent des stratégies sélectives d’expulsion en fonction des appartenances confessionnelles. La quatrième phase, qui s’étend d’octobre 1948 à janvier 1949, touche la Haute Galilée occidentale, proche de la frontière libanaise, où des expulsions sélectives s’accompagnent parfois de massacres et de déplacements de population qui produiront la catégorie spécifique des réfugiés de l’intérieur.

L’ouvrage d’Ilan Pappé ne réduit pas le nettoyage ethnique à la guerre et à l’expulsion. Il y intègre l’ensemble des politiques destinées à empêcher le retour des réfugiés : destruction des villages, remplacés par des implantations juives ou des forêts de conifères, lutte contre les « infiltrés », processus d’accaparement des terres « abandonnées », régime d’exception infligé aux populations arabes jusqu’en 1966. Il y inclut également toutes les formes d’appropriation symbolique du territoire et d’effacement de la mémoire palestinienne par hébraïsation de la géographie, afin d’explorer « le système cognitif » qui a permis l’oubli.

L’épilogue, très engagé, qui conclut l’ouvrage esquisse des continuités entre 1948 et aujourd’hui, à l’heure où le « danger » démographique arabe, inscrit dans le syndrome israélien de la forteresse assiégée, ressurgit dans le débat politique tandis que les citoyens palestiniens d’Israël établissent un lien explicite entre leur lutte pour une pleine citoyenneté et la révision du récit de 1948. Convaincu qu’Israël n’a d’autre choix que de se transformer en État civique et démocratique, l’auteur en appelle à la fin de « l’ethnocentrisme sioniste » .

Culture
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