Le nouveau paysage de la gauche

La campagne a confirmé l’émergence d’une gauche contestataire et un recentrage rampant du Parti socialiste, fort de son succès électoral.

Michel Soudais  • 20 mars 2008 abonné·es

Le succès de la gauche aux municipales et cantonales profite d’abord au Parti socialiste, le scrutin marquant un nouveau pas vers la bipolarisation de la vie politique. Dix mois après sa défaite aux élections présidentielle et législatives, le PS s’est refait une santé électorale éclatante en ravissant à la droite une bonne quarantaine de villes de plus de 20 000 habitants. François Hollande et Ségolène Royal avaient demandé aux électeurs d’ « amplifier » le vote du premier tour, par un « vote-sanction » . Ils ont été entendus. Et même au-delà de l’objectif que le premier secrétaire avait lui-même fixé.

Illustration - Le nouveau paysage de la gauche


L’ancien maire PS de Strasbourg, Roland Riès, a battu la candidate de droite, Fabienne Keller. MORIN/AFP

Symbole du regain de faveur du PS auprès de l’électorat, Toulouse sera gérée par la gauche pour la première fois depuis trente-sept ans, de même que Périgueux, dont le maire sortant était l’UMP Xavier Darcos, ministre en vue du gouvernement. Pour quelque 400 voix, Pau, donnée perdue fin 2007, reste aux mains du PS, qui inflige une défaite à François Bayrou. Le succès socialiste concerne « toutes les catégories de villes » , souligne Claude Bartolone. Parmi les grandes villes, le PS gagne Amiens, Caen, Reims, Metz ­ à droite depuis l’instauration du suffrage universel en… 1848 ­, Saint-Étienne, Strasbourg et Argenteuil, et conserve Paris, Lyon et Lille.

Les socialistes remportent aussi une kyrielle de villes moyennes: Abbeville, Angoulême, Brive, Cahors, Blois, Brest, Carpentras, Cognac, Millau, Narbonne, Soissons, Valence, etc. En région parisienne, ils enlèvent à l’UMP Colombes, Asnières et Aulnay-sous-Bois.

L’ampleur de ces succès témoigne d’une gauche « très mobilisée » , selon le député de Paris Jean-Christophe Cambadélis. À Caen, Philippe Duron recueille 56,26 %. Malgré de graves divisions, les socialistes l’emportent à Argenteuil (plus de 100 000 habitants) et Évreux.

Cette victoire risque fort d’attiser les appétits, à quelque mois d’un congrès important. Dimanche soir, plusieurs responsables socialistes, tel Claude Bartolone, ont souligné que le PS ne devait pas « refaire l’erreur de 2004 » qui l’avait conduit à s’entre-déchirer après son triomphe aux élections régionales. Aucun responsable n’a d’ailleurs revendiqué pour lui-même le succès de ces élections municipales et cantonales, François Hollande prenant soin d’évoquer « une victoire collective » et de confirmer qu’il ne serait pas candidat à sa succession. Les municipales ne sont pas « un concours d’egos » et « n’établissent pas les rapports de force d’un congrès » , avait prévenu le premier secrétaire trois jours auparavant. Un avertissement qui valait autant pour Ségolène Royal, qui a mis à profit la campagne municipale pour mesurer une popularité toujours intacte, que pour Martine Aubry. L’ancienne ministre de l’Emploi avait fait savoir au soir du premier tour qu’elle entendait reprendre toute sa place sur la scène nationale, n’ayant « pas aimé la politique » socialiste en 2007.

Face aux caméras, Ségolène Royal a substitué dimanche soir le « nous » au « je ». Et s’est contenté de déclarer vouloir, « avec d’autres » , « présenter aux Français un projet crédible, solide, cohérent » dans la perspective du congrès, appelant « à transformer le vote sanction en vote d’avenir » . Mais la trêve électorale risque de ne pas durer longtemps. Dès mardi, une « commission de la rénovation » devait se réunir avec un ordre du jour qui n’a rien de consensuel : modification du mode de scrutin interne, élections du premier secrétaire, prix unique d’adhésion. Le calendrier du congrès est aussi objet de discussions à fleuret moucheté entre les partisans de Ségolène Royal, qui aimeraient le tenir avant l’été, et la majorité des autres courants, favorables à sa tenue en novembre, à échéance normale.

Afin de satisfaire tout le monde et ne pas trop charger le congrès, il est question de programmer une « convention nationale » en juin, chargée de valider la réforme des statuts et de voter une nouvelle « déclaration de principe » pour acter les « valeurs » qui rassemblent tous les socialistes. Ce calendrier, aux implications politiques importantes, sera arrêté lors d’un conseil national, le 25 mars. Réunion qui sera aussi certainement dominée par la question des alliances.

Faut-il favoriser les alliances traditionnelles avec le PCF, les Verts et les autres partis de gauche ? Ou privilégier l’ouverture au centre ? Depuis un an, la question est ouvertement posée. Encore taboue avant que Ségolène Royal n’envisage entre les deux tours de la présidentielle de nommer François Bayrou à Matignon, l’entente avec le MoDem a trouvé de nouveaux partisans à la faveur des élections municipales, notamment Martine Aubry. Nombre d’élus et de candidats, s’affranchissant de la ligne du parti, ont expérimenté cette « nouvelle alliance », ouvertement encouragés dans cette démarche par l’ancienne candidate à l’élection présidentielle, qui a de nouveau pris le PS de court en prônant des alliances au centre « partout » .

L’examen des résultats ne plaident pas en faveur de la généralisation de cette alliance. D’un strict point de vue électoraliste, qui était aussi la principale raison invoquée pour ouvrir les listes de gauche aux partisans de François Bayrou­ rares sont ceux qui, comme Gérard Collomb à Lyon, justifient idéologiquement cette ouverture ­, l’entente avec le MoDem est loin de faire la preuve de son intérêt. « Là où la gauche était sortante, comme à Grenoble ou à Montpellier, l’alliance du PS avec le Modem n’a produit aucune dynamique » , constate Jean-Luc Mélenchon. « À Grenoble, la liste PS régresse de 51 % en 2001 à 48 % en 2008, et à Montpellier, de 56,3 % à 51,88 %. » Elle a en outre favorisé les listes de gauche alternatives. ÀMontpellier, les Verts alliés à une liste unitaire LCR-Comité unitaire antilibéral grimpe à 18,62 %. À Grenoble, les Verts alliés aux alternatifs et la gauche citoyenne s’envolent à 22,5 %.

Après fusion, les listes PS-MoDem font en général moins de voix que l’addition de leurs scores respectifs au premier tour. C’est le cas à Marseille, Perpignan, Melun, Briançon, Poissy… Elles font en revanche monter l’abstention : elle augmente de 3 points à Lille entre les deux tours pour atteindre 55,58 % !

A contrario, dans la plupart des villes conservées ou gagnées, le deuxième tour s’est joué sur la qualité des alliances et des reports de voix à gauche. Même quand le PS avait refusé tout accord de fusion à des listes situées sur sa gauche. Le cas le plus emblématique étant Toulouse, où Pierre Cohen a rejeté tout accord avec « l’Autre Liste » et « Debout ! » (LCR-Motivé-e-s), qui totalisaient plus de 10 %. Dans le 1er secteur de Marseille, le PS-MoDem ne l’aurait pas emporté sans l’appoint des électeurs de la liste unitaire de la LCR (7,71 % au premier tour).

Accords avec le MoDem d’un côté, refus quasi-systématique de fusion avec les listes LCR, antilibérales ou citoyennes, de l’autre : ce déséquilibre accrédite un peu plus la thèse d’un recentrage rampant du PS. Comme si, à la faveur des municipales, s’était joué un congrès sauvage, à ciel ouvert. « On ne peut pas au prétexte de gagner une ville être embarqué avec des alliés qui ne vous suivent pas » , soulignait François Hollande, au lendemain du premier tour, pour justifier le refus de son parti d’accepter les « fusions techniques » proposées par la LCR et les listes qu’elle soutenait quand celles-ci avaient dépassé la barre des 5 %. L’argument est recevable. Le plus dur n’est pas tant en effet de former des coalitions arithmétiques susceptibles d’être majoritaires. Il faut encore s’assurer que celles-ci permettront de gérer collectivement la commune gagnée pendant six ans. Mais cet argument induit aussi que ce qui n’est pas possible avec des militants de la LCR ou des altermondialistes le serait avec des partisans de François Bayrou. Sauf à penser que les socialistes qui ont recherché, voulu et accepté de passer des accords avec le MoDem ne sont pas posé la question de la gestion future de leur ville avec ces alliés, on peut donc bien en conclure qu’ils l’ont fait parce qu’ils ressentaient une plus grande proximité idéologique à l’égard de ces partenaires.

Sur les 114listes soutenues ou présentées par la LCR qui avaient dépassé 5 % au premier tour, les cas de fusion se comptent sur trois doigts : à Morlaix, où la liste des Verts soutenus par la LCR (25,25 %) a rejoint la liste conduite par le PS Michel Le Goff (39,9 %), sans succès au second tour ; à Montpellier avec les Verts, ce qui permet à la LCR d’avoir un élu ; à Le Haillan en Gironde (8 000 habitants), où le socialiste Bernard Labiste l’a emporté après avoir fusionné avec la liste LCR (6,72 %). À Montreuil, c’est en revanche la LCR qui a refusé les trois places éligibles que lui proposait le maire sortant Jean-Pierre Brard, apparenté communiste, sur sa liste d’union de la gauche.

Dans les onze communes où elles le pouvaient, ces listes se sont maintenues, dépassant dans sept cas les 10 % des suffrages. Elles font mieux qu’au premier tour à Cavaillon (Vaucluse), Palaiseau (Essonne), Noisy-le-Grand (Seine-Saint-Denis) ou Clermont-Ferrand, où la liste unitaire conduite par Alain Laffont passe de 13,8 % à 15,34 % confirmant une implantation réelle. Elle gagne d’ailleurs 190 voix quand la liste PS-PCF-Verts du maire sortant Serge Godard en perd 504. Le meilleur score est obtenu par « Label gauche » à Saint-Nazaire, qui avait refusé d’envisager toute discussion avec le maire sortant. Elle obtient 17,69 % et 4 élus dans une quadrangulaire, en troisième position derrière le MoDem (26,76 %) et le PS Joël Batteux, réélu, avec 40,52 % après en avoir recueilli 43,23 % au premier tour.

Refuser de fusionner peut s’avérer coûteux. Dans des villes bretonnes comme Concarneau et Quimperlé, les socialistes font les frais de la concurrence de la LCR (au-dessus de 10%). Dans un autre cas de figure, à Garges-lès-Gonesse, le maire sortant Maurice Lefevre (UMP) l’emporte avec 44,27% des voix devant le PS (39,57%) et le PCF (16,15%). Un exemple à méditer à l’heure où certains expérimentent la mort de l’union de la gauche.

En Seine-Saint-Denis en effet, le PS, qui convoitait le département détenu par le PCF (et obtient finalement le conseil général), avait provoqué des primaires dans sept villes au premier tour. Toutes perdues, sauf à Pierrefitte-sur-Seine et Noisy-le-Sec. Faute d’accord avec les maires sortants, les socialistes ont néanmoins décidé de maintenir leurs candidats à Bagnolet, Saint-Denis, Aubervilliers et La Courneuve. La traditionnelle règle de « désistement républicain », essentiellement mise à mal jusqu’ici par les Verts, qui la bafouent depuis au moins sept ans, a cette fois volé en éclats à grande échelle. D’autant qu’à Montreuil Dominique Voynet, qui conduisait une liste dite « citoyenne », avait par avance refusé toute entente avec le maire sortant Jean-Pierre Brard.

Aucune de ces guerres fratricides n’a permis à la droite de prendre une seule de ces villes populaires. C’est heureux. Pour la première fois, le PS, qui reprend à la droite Aulnay-sous-Bois et Noisy-le-Sec, dépasse le PCF en nombre d’élus municipaux et cantonaux. Dominique Voynet l’emporte à Montreuil avec 54,19 % des voix. Outre cette commune, le PCF perd Pierrefitte et surtout Aubervilliers, où le socialiste Jacques Salvator l’emporte dans une quadrangulaire avec 41,48 % face au communiste Pascal Beaudet (38,53 %). Mais la bataille municipale de Seine-Saint-Denis « laissera des traces profondes à gauche » , indique-t-on au PCF, où l’on note que ceux qui ont rompu la règle du désistement républicain n’ont pu l’emporter qu’avec l’appui des électeurs de droite. Pour preuve, dans les quatre villes où le PS se maintenait, le total des listes PC et PS est égal ou supérieur à 80 %. Un score d’au moins 10 points supérieur au potentiel de la gauche dans ces communes. À Montreuil, remarquait pareillement Jean-Pierre Brard, Dominique Voynet avait réalisé ses meilleurs scores au premier tour dans les cinq bureaux de vote traditionnellement les plus à droite.

Dans ce contexte, comment ne pas craindre que « la gauche pour demain » que l’ancienne candidate des Verts à la présidentielle dit avoir « inventée » à Montreuil ne se teinte vite fortement d’orange ? Car tout élu finit toujours, surtout s’il veut assurer sa réélection, par faire la politique de ses électeurs.

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