L’enquête à risques du Tricastin

Alors qu’une nouvelle usine va bientôt produire de l’uranium enrichi sur le site le plus nucléarisé du monde, dans la Drôme, Areva fait tout pour éviter une véritable enquête locale sur les cancers.

Patrick Piro  • 27 mars 2008
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Communiqué satisfait d’Areva, fin février : la construction de son usine Georges Besse II, démarrée en juillet 2006 au Tricastin (Drôme), progresse « dans le strict respect des échéances du projet » . Elle est prête à recevoir ses premières centrifugeuses d’enrichissement d’uranium, et devrait entrer en service au premier semestre 2009.

Destinée à remplacer la vieille unité d’enrichissement par diffusion gazeuse, qui produit sur le même site du combustible pour les centrales depuis 1978, cette usine est présentée comme « une réelle avancée économique et environnementale » : le passage à la technologie de centrifugation diviserait par 50 la consommation d’électricité et réduirait les rejets radioactifs, « car elle ne nécessite pas de prélèvement d’eau dans le Rhône pour son refroidissement » . Est-ce la raison pour laquelle l’opérateur, appuyé par les pouvoirs publics, tente d’éviter que soit menée une enquête sur les cancers ?

Illustration - L’enquête à risques du Tricastin


La nouvelle usine du site d’enrichissement d’uranium du Tricastin devrait entrer en service début 2009. GRARD/PHOTONONSTOP

Cette demande est formulée en juin 2006 au cours de l’enquête d’utilité publique précédant la mise en chantier. Conclusion encourageante : trois mois plus tard, alors que la nouvelle loi sur la transparence nucléaire vient d’être adoptée par le Parlement (en juillet 2006), le rapport des commissaires enquêteurs approuve l’idée. Il endosse même la proposition de créer au plus vite un registre des cancers [^2]
, à la suggestion des directions départementales des affaires sanitaires et sociales (Ddass) de la Drôme, du Gard et du Vaucluse. Trois départements, avec l’Ardèche, à la frontière desquels est localisé le site du Tricastin, réputé le plus nucléarisé au monde [^3].

Ce n’est pas la première fois que l’on suspecte les installations nucléaires d’être, par leurs inévitables rejets radioactifs autorisés dans l’air ou l’eau, à l’origine de cancers. Même si plusieurs études n’ont rien révélé de significatif, comme le recensement des leucémies infantiles mené par l’Inserm entre 1990 et 1998 autour des 29 sites nucléaires français, quelques enquêtes ont jeté le trouble : autour du complexe nucléaire britannique de Windscale-Sellafield, on a relevé, depuis 1984, des cancers de l’enfant dépassant de beaucoup en nombre (jusqu’à dix fois) ceux que l’on pouvait attendre en moyenne. En France, l’épidémiologiste François Viel, par une étude qui a fait couler beaucoup d’encre dans les années 1990, montrait une incidence de leucémies infantiles près de trois fois supérieure à la moyenne au voisinage du centre de retraitement des déchets radioactifs de La Hague (Manche).

Plus récemment, en décembre dernier, une étude présentée par l’Office fédéral allemand de protection contre les rayonnements concluait à une « augmentation significative » du risque de leucémie (plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale) pour les enfants vivant à proximité des centrales nucléaires du pays.

C’est le genre de résultat qui déclenche immédiatement une polémique : comme il ne s’agit, dans l’absolu, que d’un petit nombre de cas (de quelques unités à quelques dizaines), il est difficile d’interpréter ces études «~positives~». Est-ce la conséquence d’une exposition aux rayonnements, comme le redoutent les écologistes ? Les défenseurs du nucléaire leur opposent que les doses sont très faibles, et qu’il peut s’agit de « hasards statistiques ».

C’est le coeur du débat actuellement en cours au Tricastin. À la suite du rapport des commissaires enquêteurs, la Commission locale d’information du Tricastin (Cigeet) [^4], saisie par la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna), vote à l’unanimité, le 21 mars 2007, le principe d’une enquête d’évaluation des cancers autour du site. Ce qui nécessite la définition d’un cahier des charges, confiée à un groupe d’experts, avant le lancement d’un appel d’offres. Mais, le 19 décembre dernier, à l’occasion de la dernière réunion de la Cigeet, petit coup de théâtre~: à la demande de la Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (Drire) de la Drôme, Areva a fait circuler un ancien rapport (élaboré par l’Institut national de l’environnement et des risques, Ineris) concluant à l’absence de nocivité des rejets *. « C’est le préfet lui-même qui l’a présenté, expliquant qu’il avait provoqué le renoncement des Ddass au projet de l’enquête cancer* , proteste Jean-Pierre Morichaud, qui représente la Frapna au sein de la Cigeet. De quel droit les représentants de l’État, volant au secours d’Areva, se permettent-ils d’aller consulter à nouveau les acteurs, dans le but de remettre en cause les conclusions des commissaires enquêteurs ? » [^5]

Le groupe d’experts chargé de définir le cahier des charges de l’enquête se trouve donc aujourd’hui en présence de la proposition initiale (soutenue par la Frapna), approche sanitaire consistant en un relevé des cas de cancers autour du site (distance, âge, sexe, type de cancer, etc.), et, désormais, de celle de la Drire et d’Areva, concurrente, qui entend orienter l’enquête vers un simple inventaire des rejets radioactifs et de l’exposition des populations. Celle-ci a toutes les chances de conclure à l’absence de risque, puisque le modèle sanitaire d’impact des émissions radioactives officielles reste fondé sur des expositions fortes et brèves, du type accidentel. Alors que le contact prolongé avec des émissions faibles (ce qui est probablement le cas au Tricastin) est mal connu ­ d’où l’intérêt d’une investigation des cas de cancers.

La Cigeet doit se réunir à nouveau en mai prochain, au plus tard. Et devra impérativement trancher sur la méthode. « À défaut, la production d’uranium enrichi par la nouvelle usine commencerait avant même que nous disposions des résultats de l’enquête » , s’inquiète Jean-Pierre Morichaud.

Areva peut-il permettre des entraves à son calendrier de marche~? L’investissement ­ trois milliards d’euros [^6] ­ est présenté comme une clé de sa politique de développement. Le géant mondial du nucléaire, qui détient 25 % des capacités mondiales d’enrichissement, n’entend pas se laisser déposséder d’une miette de ses parts de marché.

[^2]: Permettant un suivi exhaustif et continu de cette pathologie. Il n’en existe actuellement que dans environ 20% des départements.

[^3]: Outre l’usine d’enrichissement d’uranium, sont implantées sur 600hectares une centrale nucléaire et diverses unités d’Areva ou du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), employant au total 6000personnes.

[^4]: Ces commissions mixtes (exploitants, pouvoirs publics, associations), présidées par un représentant du conseil général, sont au nombre de 30 en France, autour des sites nucléaires. Inscrites dans la loi de juillet 2006 sur la transparence nucléaire, elles viennent de voir préciser, par un décret du 14 mars 2008, leur composition précise ainsi que leur autonomie financière (pour lancer des études, notamment).

[^5]: En 2004, déjà, la Commission nationale du débat public (CNDP) avait confié à Areva l’organisation du débat public sur Georges BesseII (le premier concernant un projet industriel nucléaire en France).

[^6]: (C’est l’une des quatre chantiers majeurs du nucléaire actuellement, avec les réacteurs EPR (Flamanville) et Iter (Cadarache), ainsi que le centre d’enfouissement des déchets radioactifs de Bure (Meuse).

Écologie
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