Penser l’histoire des minorités

Les contributions d’étudiants-chercheurs en philosophie, en histoire,
en sociologie ou en anthropologie à un colloque passionnant sur ces « objets » d’études longtemps relégués aux marges des disciplines.

Olivier Doubre  • 13 mars 2008 abonné·es

Dans sa préface au livre dirigé par Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain, L’histoire des minorités est-elle une histoire marginale ? , qui regroupe les contributions d’étudiants-chercheurs à un colloque international organisé par son centre de recherches en 2007, l’historienne Esther Benbassa, enthousiaste devant la qualité des travaux, écrit : « La jeunesse est capable de beaucoup de courage. » On ne peut, après sa lecture, que partager une telle appréciation à propos de ces philosophes, historiens, sociologues ou anthropologues en début de carrière qui, par ce choix assurément engagé, ont décidé de travailler sur les questions relatives aux minorités, « objet » d’étude longtemps relégué aux marges, voire exclu, de leurs disciplines. Le terme de minorité renvoie en effet immédiatement à l’idée de « mineur », c’est-à-dire d’un être « protégé » mais en même temps « empêché » d’accéder à la fonction de sujet à part entière. Comme le rappelle Esther Benbassa, « les minorités sont les « modestes » de l’histoire, ceux du dehors qui peinent à atteindre le dedans. Ce sont en fait des hors-l’histoire » .

Le fait de travailler sur leur histoire est relativement récent. Cet ouvrage y participe de manière novatrice en proposant notamment de passionnantes contributions historiques, philosophiques ou anthropologiques, sur de nombreux exemples de minorités dans différents contextes. Citons ainsi celles de Börries Kuzmany sur « Assimilation et non-assimilation dans un espace multiculturel. Le cas des Arméniens en Galicie (XVIIe- XXe siècles) », de Glenda Gambus sur « L’histoire des femmes, une histoire marginale ? Le cas des femmes sépharades à Amsterdam au XVIIe siècle », ou encore une formidable « Étude comparative sur l’intégration des populations d’origine turque en France et en Australie » d’Ekin Sentay…

Nombre de ces travaux sont des monographies. Déjà, Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison , s’était interrogé sur l’écriture de l’histoire en tant que forme privilégiée de « narration hégémonique » , comme le rappelle Andrea Brazzoduro dans sa très riche présentation, « Non réconciliées. Mémoire et Histoire », sur les constructions sociales que constituent les notions de « minorité » et de « majorité ». S’il proposa de faire l’histoire des classes dominées, le penseur communiste italien s’intéressait également à la « culture des subalternes » et notait alors que l’histoire de tels groupes sociaux serait « nécessairement fragmentée et épisodique. […] Une telle histoire ne peut être traitée que par monographies, et chaque monographie demande une somme considérable de matériaux souvent difficiles à rassembler » .

On sait aujourd’hui l’importance acquise, dans les universités anglo-saxonnes, par les cultural studies , où la question des minorités tient une place centrale. L’un de leurs fondateurs, Stuart Hall, souligne également le rôle de sa lecture de Gramsci dans la généalogie de cette nouvelle branche de la discipline historique. Proches par certains de leurs objets, les subaltern studies , fondées par un groupe d’historiens indiens à New Delhi en 1982, s’étaient données au départ, comme le souligne Andrea Brazzoduro, « pour ambition de réécrire l’histoire de l’Inde coloniale du point de vue mineur, c’est-à-dire celui de la grande majorité. L’histoire des subalternes ne figure pas dans le récit de l’histoire écrite »

Or, le retard de la France en ces domaines s’explique sans aucun doute, outre par les sensibilités autour de son passé colonial, par la place donnée au récit historique dans la construction de l’identité nationale. Esther Benbassa voit là l’une des causes de « leur absence de l’Histoire avec un grand H, [que] ces minorités compensent par un excès de mémoire, une mémoire qui en fait constitue souvent leur seule histoire dans leur lieu d’implantation. […] Pourquoi les minorités réclament-elles des mémoires et non de l’histoire ? […] Ces mémoires tissées de souffrance sont vivaces et actives. Elles craignent donc l’histoire froide et hautaine, dénuée d’émotion, de cette chaleur qui vivifie constamment l’identité minoritaire » .

Cet ouvrage, volontairement pluridisciplinaire, contribue aujourd’hui à approfondir l’approche de la question des minorités au sein des sciences sociales en France et, en particulier, de la discipline historique, même si, selon Esther Benbassa, « la bataille de leur intronisation historique est loin d’être gagnée » . Sans se limiter aux minorités religieuses ou « ethniques » puisqu’il comprend également des travaux sur la question des femmes ou des minorités sexuelles (lesbiennes, gay, bi et trans), ce livre, participant « au défi de la réécriture de la saga nationale » , constitue en tout cas « une première tentative de penser l’histoire des minorités de manière globale et de la soustraire au magistère « tyrannique » des mémoires particulières » . Une tentative particulièrement courageuse du point de vue scientifique face aux traditions intellectuelles et universitaires hexagonales, mais aussi politique, à l’heure où le nom d’un ministère, celui de « l’Identité nationale », renvoie aux plus sombres heures de son histoire, celle de Vichy.

Idées
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