Pont des souvenirs

Jean-Claude Berruti adapte une nouvelle troublante de Roger Martin du Gard, « Confidence africaine ».

Gilles Costaz  • 27 mars 2008 abonné·es

Fait unique dans le dispositif théâtral français : il y a deux têtes à la Comédie de Saint-Étienne, Jean-Claude Berruti et François Rancillac. Le premier se passionne pour le répertoire et des zones oubliées de notre histoire théâtrale (tout en aimant les auteurs actuels : il montera la saison prochaine une pièce de Gilles Granouillet, écrivain trop peu joué et estimé). Le second privilégie la création la plus contemporaine : il a été l’un de ceux qui ont défendu le théâtre de Jean-Luc Lagarce avant tout le monde.

L’attelage des deux directeurs fonctionne à merveille, ignorant les querelles de pouvoir et de préséance. Sans oublier non plus d’inviter d’autres metteurs en scène à présenter des spectacles chez eux. Ainsi, et jusqu’en mai, dans la seconde salle de la Comédie de Saint-Étienne, Louis Bonnet met en scène une pièce nouvelle de Paul Fournel, les Mains dans le ventre, un hommage amusé à Guignol.

En ce moment, Berutti revient à son goût pour la littérature de l’entre-deux-guerres. Hors de la Comédie de Saint-Étienne, il avait, l’an dernier, redonné sa place à un auteur oublié, Édouard Bourdet : sa mise en scène des Temps difficiles , tableau au vitriol de l’industrie des années 1930, avait été un événement à la Comédie-Française.

De Roger Martin du Gard, dont on ne connaît guère que la fresque romanesque les Thibault, le metteur en scène avait présenté il y a trois ans une farce énorme et terrible, la Gonfle. Aujourd’hui, il adapte l’une de ses nouvelles, Confidence africaine. Et c’est tout aussi fort et troublant.

Nous sommes sur un paquebot qui relie une ville du Maghreb à la France, en 1931. Il n’y a que deux transats pour évoquer le bateau. Deux hommes s’assoient. Tout à coup, l’un d’eux se lance dans un aveu. Il va parler pendant une heure. Son compagnon, Roger Martin du Gard, est joué par Berutti, qui s’est réservé ce rôle ingrat, avec quand même un peu de texte avant le début de la confession : c’est très beau, un acteur qui sait vous retenir en étant muet !

L’homme qui s’exprime, âgé, heureux de l’isolement que procurent la navigation et la nuit quand elle enveloppe le pont du navire, conte peu à peu un inceste. Cet Italien, alors âgé de 17 ans, et sa jeune soeur se sont aimés pendant trois ans, sans avoir été surpris. Puis il est parti au service militaire en Sicile. Sa soeur s’est mariée, de façon à ce qu’on prenne l’enfant qui était en elle pour le fils de son mari. Les années ont passé. Cette femme garde son secret, changée par cette vie creusée par un amour interdit et interrompu…

Avec Berutti, il y a un acteur belge, Christian Crahay, d’une vérité incroyable, sans effets, pudique dans l’impudeur. Les deux interprètes posent des mots, des émotions, des secrets dans la nuit. On aime ce théâtre fait avec rien, ce pur artisanat bricolé avec l’essence de l’espèce humaine, cette immobilité si mobile.

Culture
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