Cycles poétiques

Avec « Forcenés », époustouflante symphonie où le cyclisme est un prétexte, Philippe Bordas fourre l’histoire sociale et culturelle dans un récit intime. Et renouvelle la langue, émotive, implacablement précise.

Jean-Claude Renard  • 3 avril 2008 abonné·es

Ca a débuté comme ça. En mars 1889, Alfred Jarry ajoute son nom au Vélocipède Club de Laval. « Ubu saute à la face, dans l’époque exacte des premières classiques cyclistes. » Jubilant sur la selle, Jarry peint le Christ en grimpeur. « Donc Jésus, après l’accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l’on veut sa croix. » Jarry voit juste, inscrivant le cyclisme « aux fondements de l’Occident, dans les jadis de l’Ascension » . Il en donne la définition définitive : « L’émotion de la vitesse dans le soleil et la lumière. » Voilà pour le décor planté.

À peine plus tard, Marcel Duchamp impose le premier ready-made de la modernité, une roue de bicyclette emmanchée. Une noblesse s’invente. Elle s’ouvre sur une fratrie, fistons d’un laitier-nourrisseur, installé en capitale sur les cendres de la Commune quand Rimbaud achève ses Illuminations . Henri, sur pignon fixe, sprinter gandin, Charles, « Weissmuller métissé de Valentino » , Francis, chien pisteur. Ils sont ces « déclassés absorbés vers la preuve au mérite » .

Des forçats de la route, selon la titraille d’Albert Londres. Qui transforment « l’épopée patricienne en saga populo » . La messe est dite. Entérinée par Fausto Coppi, trogne du Greco « perdue sur le monde déchristianisé, un nihiliste exalté, il est Faust vraiment ­ sous un reflet de gomina » . Ecco. Messe prononcée, qui ne manque pas de fidèles à la roue au gré des rangs. Charly Gaul, « castrat nerveux sustenté aux amphètes » . Anquetil, qui « s’invente un palmarès pour l’établir ensuite » . Vainc au Dauphiné, enchaîne le soir même Bordeaux-Paris. « Soit une Iliade suivie d’une Odyssée *. »* Lucien Aimar, descendeur hors pair, « aveugle au virage, penché sur un trait d’air » . Roger De Vlaeminck, « ondulant sur les sols en décomposition, Néron d’une Apocalypse pour de faux » . Bernard Hinault, « Héphaïstos brutal venu du sol breton » .

Surgissent là-dedans Gracq et Lautréamont, Sue et Céline. Walter Benjamin et madame de Noailles. Pas de hasard si le texte se gave de références littéraires. Les ludions du cycle font récit. Érigés en personnages. Attirent la prose, courtisent les infinis du vocable. Calés en légendes. Il y a de quoi quand, sur les pavés du Nord, « le cyclisme dans ses exagérations ressuscite les mots de la Genèse » .

Avec Forcenés, déployé en une quarantaine de tableaux, Philippe Bordas livre une symphonie littéraire plus qu’un véritable roman autour du vélo. Quelque chose qui tient sans cesse aux confins des émotions et des mots. C’est là une cosmogonie où se bousculent hâbleurs et trublions, merdeux et pisse-froid. Cadors et seigneurs. Escogriffes. Espiègles affamés. Lascars. Pleines bordées d’humbles, partis de rien, hissés en Olympie. Fuyant le compagnonnage du roi misère. Maqués au sens de la monumentalité.

Bordas s’épargne tout le pittoresque du cycle, le pataquès lyrique. Foin de béatitude. Il ne cède rien à la légende. Il est dans le mythe, pénètre dans le labyrinthe où le Minotaure s’enhardit dans le dédale. Pas de bobards. Il redessine, peint à fresque. Retire des plaques. Inscrit dans le marbre. Et repasse le chiffon. Manque pas un fifrelin dans la besace. Du menu détail qui enrichit la palette. Bordas dépiaute, touche du doigt ceux qui tutoient les anges, flottent sous les averses, esquivent le ravin. Un goupil de fabliau, un Fénéon de la météo, un tireur de photos plongeant « ses phalanges nues dans la cuve d’acide » .

Forcenés se lit en acte d’amour. Qui pour Chany, chroniqueur à l’Équipe , « Tacite du cycle, Michelet des pelotons » . Qui pour Coppi, « depuis les empilements de minéralogies, surplombant les hommes amalgamés aux brumes d’en bas » . Qui pour Anquetil, « d’une jambe l’autre, cisaillant l’hémistiche, il pédalait en alexandrin. Dans le plus fort des cols, entre les congères et les spectateurs emmitouflés, quand les coureurs balbutiaient, hagards, à rimes pauvres, Anquetil assurait la maintenance parfaite du sonnet » .

Pour dire vrai, Forcenés n’est pas un livre sur le cyclisme. Il est prétexte. À voir les choses derrière les choses. C’est là une somme, un siècle d’histoire sociale, culturelle. La grande défaite en tout, c’est d’oublier. Bordas se charge de l’histoire, fourre la petite dans la grande. Pour entrer dans Paris, il faut encore raquer l’octroi. La Grande Guerre pète à la gueule des novices coureurs son flot d’obus. Essor du tourisme, avènement des cures, autos progressant sur les cimes. Le Duce inflige le ricin jusqu’au cul du bidon pour les réfractaires, les Italiens migrent pour marner chez Michelin. Benoît Faure s’illustre simultanément en zone libre et occupée tandis que Coppi bat le record de l’heure sous les bombes. En passant, Bordas cingle les carnes hussardes, les lyriques droitiers plastronnant sur le vélo, Bobet atteint de thermalisme, « l’Assomption de la classe moyenne et l’argent souverain » , entre un Giscard qui « se donne un air peuple » et Mitterrand qui « fait le gauche » . Le temps des prises Péritel. Les années turbo, qu’on dit. Terminé pour le maillot de laine. Hinault traverse la France sous le lycra moulant. Fin de partie. L’histoire du cyclisme s’arrête sur un autre Nanard et l’ère du management. Au reste, les produits dopants fixent les époques. « Les oeufs à la strychnine. La kola Astier. La liqueur de Fuller. L’Orthédrine. Le Maxiton. » Puis pastilles et seringues. « Les dopages étaient dérisoires, les exploits énormes. Que penser de ce dopage devenu énorme, de ces exploits dérisoires ? » La belle affaire. Au sang mauvais roulez jeunesses.

Philippe Bordas signait, il y a quatre ans, un album photographique, l’Afrique à poings nus . Un continent noir martelé, dérouillant sous les gouapes infectes de l’universelle vacherie, mais une Afrique debout. Il advient à la littérature quand la poésie a décanillé depuis lurette. Et renouvelle la langue. Plein fagot de verve, calibré milli. Il distribue l’adjectif comme une gifle, claque le nom ou son complément, de retours à la ligne en émotions brutales, de souvenances en commentaires. Le phrasé comme époustouflante détonation. Du Malherbe mâtiné de gouaille. Homère récalcitrant dans la chanson de geste. Nul égal à cet auteur qui tombe façon commotion. Sort de la somnolence littéraire, des effondrements de langue.

Jarry avait ouvert le bal. Bordas épilogue. Tire le rideau. Emportant avec lui Petit-Breton, Robic si pauvre promettant à sa belle le Tour en guise de dot, les photographes attelés à fixer la poésie des brumes, les extirpés de la besogne, les gens de peu, du bas, les courses colorisées glissant dans le jour banal, les obligés de la télévision, un Hexagone unifié par le réseau des ronds-points, l’entassement des caddies, les lumpen nouveaux, méprisés partout. Tout emportant. L’ensalivement obscène des boyaux sur le bitume mouillé, Rik Van Steenbergen, Goriot flandrien, la colère noire de Geminiani. Et qu’on n’en parle plus.

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