« Nous avons pris la Bastille, pas la Sorbonne »

Avec quelques pionniers, l’écrivaine Hélène Cixous a imaginé la révolution « Vincennes » dans un monde universitaire conservateur.
Témoignage.

Claude-Marie Vadrot  • 30 avril 2008 abonné·es

Illustration - "Nous avons pris la Bastille, pas la Sorbonne"


Un cours sauvage dans les jardins des Tuileries, le 21 mars 1972, pour protester contre le manque de place dans les locaux. / MICHEL HERMANS/COLL CMV

ILS SONT NOMBREUX CEUX qui se disputeraient volontiers l’honneur et le plaisir d’avoir inventé l’université de Paris-VIII, alors que l’esprit de Mai 68 commençait à refluer sous les coups d’une Assemblée nationale où les députés de droite avaient raflé la mise électorale, semblant renvoyer aux poubelles de l’histoire ceux qui venaient d’occuper les rues et d’ébranler le gaullisme. Après avoir enquêté et rassemblé nos souvenirs, nous avons estimé qu’Hélène Cixous tenait la corde, épaulée notamment par le spécialiste des sciences de l’éducation Michel Debeauvais, le doyen de la Sorbonne Raymond Las Vergnas, l’historien Jean-Baptiste Duroselle et le philosophe Jacques Derrida. C’est donc à celle qui imposa en France les études féminines que nous avons demandé de nous raconter la gestation et l’installation de cette université dont elle rêvait depuis qu’elle avait commencé à enseigner à Bordeaux, en 1966.

« Quand je disais à mes collègues qu’ils étaient asservis à des “patrons” et qu’ils asservissaient les étudiants, ils ne me comprenaient pas ; surtout quand j’expliquais que l’examen était un système profondément injuste au cours duquel les étudiants jouaient à quitte ou double. Je ne supportais pas les rapports de domination qui régnaient dans le système universitaire. J’ai donc offert ma démission, et c’est le doyen de la Sorbonne, Raymond Las Vergnas, qui m’a rattrapée de justesse en m’offrant un poste à Paris. Son rêve, dès 1967, était d’ouvrir l’Université. J’ai commencé par refuser, puis il m’a promis, pour me décider, que j’aurais toute ma liberté. Il m’a fait nommer à la fac de Nanterre, qui, à l’époque, dépendait de la Sorbonne, avec le rang de professeur. C’était audacieux de sa part, et cela fit des envieux. »

D’autant plus audacieux qu’Hélène Cixous découvre à Nanterre que la « discipline » y est pire qu’à la Sorbonne, et que, dans la grande tour administrative, seuls les professeurs de rang A ont le droit à la parole. « L’ambiance était à la fois violente et figée , commente Hélène Cixous, a lors qu’à quelques-uns nous rêvions d’autre chose, d’autres rapports. Nous en parlions, mais nous étions isolés, dispersés. Des gens comme Derrida, Lacan, Foucault, Gattegno, Debeauvais ou Châtelet existaient, mais ils représentaient, avec d’autres, une pensée que la Sorbonne, l’Université ignoraient. Il fallait à la fois les rassembler et les convaincre qu’une transformation était possible. »

À Nanterre, Hélène Cixous assiste aux premiers remous de Mai 68 : « De la fameuse tour, je percevais tout, j’étais à peine plus âgée que ces étudiants. J’étais du côté du soulèvement, et en même temps j’essayais d’éviter la violence, tout ce qui pouvait par moments ressembler à un lynchage. Au fur et à mesure que le mouvement se développait, j’avais conscience de sa fragilité et je ne voulais surtout pas que tout ce bouillonnement se perde. Il fallait faire vite, je réagissais en fonction de mon expérience négative, de mon souvenir du conformisme, de l’immobilisme dans lequel j’avais été immergée. Je m’en suis ouverte à Las Vergnas, qui m’a encouragée et aidée. J’ai eu rapidement tout pouvoir pour imaginer une université expérimentale, proposer un plan de réflexion et d’action. Il ne restait plus qu’à faire le lien entre tous ceux dont je savais qu’ils portaient le même jugement sur le système universitaire, qu’ils rêvaient d’une autre Université, débarrassée de ses pesanteurs et de ses cloisonnements. Chacun apportant sa contribution, mon conseiller, mon guide le plus proche étant alors Jacques Derrida. Il fallait tout inventer. »

« Il fallait imaginer d’autres enseignements avec des formats qui n’existaient pas. Nous avons travaillé tout l’été sans que je rencontre le ministre de l’Éducation nationale. Mon appui, mon correspondant, restait Las Vergnas. L’équipe qui se constituait autour de moi était un mélange de gauche, mais pas exclusivement. Ainsi, c’est Jean-Baptiste Duroselle qui a apporté l’idée des unités de valeur (UV), Michel Debeauvais qui a conçu le principe des UFR pour casser la sectorisation, pour que travaillent ensemble ceux qui avaient des frontières de pensée communes. Nous avons rattrapé de justesse Michel Foucault, qui, lassé de l’Université française, allait partir pour les États-Unis. Nous rassemblions des enseignants en train d’être phagocytés, diminués par l’isolement dans un environnement réactionnaire. Nous étions dans une aventure commune, nous avancions ensemble. En outre, j’ai été appuyée par des gens qui n’avaient pas peur de ce qu’ils ne comprenaient pas. C’était extraordinaire : avant 1968, je n’avais pas de solution, alors que désormais j’étais portée par un groupe, des gens qui véhiculaient un rêve. »

S’il n’y avait pas eu Paris-VIII , avoue Hélène Cixous, elle aurait quitté l’Université. Elle n’a aucun regret : « Nous avons eu beaucoup de chance et bénéficié de circonstances miraculeuses. Mais nous avons pris la Bastille, pas la Sorbonne. Le monde universitaire est en train de se refermer, de retourner au conformisme. La France continue à oublier ce qu’elle a de meilleur, le destin de Derrida en a été la preuve. Paris-VIII a perdu des forces mais existe toujours dans sa singularité. Du chaos qui était nécessaire n’est resté que ce caillou. En fait, je ne m’attendais guère à autre chose. »

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