Société / Le marché de l’âme

Dans l’économie de marché, la maladie doit être « rentable ». C’est au nom de cette logique dramatique qu’est remise en cause la formation spécifique des soignants en milieu psychiatrique.

Danièle Dravet  • 30 avril 2008 abonné·es

L’économie de marché a investi le territoire de l’âme. Cela se manifeste, par exemple, dans l’intitulé des contrats passés avec l’hôpital psychiatrique. Il y a à peine un an, il s’agissait d’une « Convention bilatérale d’assistance technique auprès des équipes soignantes ». Aujourd’hui, c’est au nom du « Marché à procédure adaptée, pris en application des articles 30-28 4e alinéa et 35-11 8e alinéa du code des Marchés Publics ». Les mots « Marchés Publics » sont écrits avec un grand M et un grand P, comme les divinités antiques.

Dans l’économie de marché, la maladie doit être rentable. L’expression « file active » a évincé dans certains services celle du « projet de soin ». Sur une chaîne digne des Temps modernes de Charlie Chaplin, la « file active » chiffre le nombre de malades passés dans le service en un temps donné. Aujourd’hui, les pressions se font de plus en plus impérieuses qui exigent l’accélération de la chaîne pour que s’effectue un maximum d’actes en un minimum de temps. Pour un maximum de rentabilité.

Aujourd’hui, la fameuse « banalisation du mal » dont parlait Hannah Arendt, comme étant ce qui préside à la bascule de l’homme dans la barbarie, s’est aggravée d’une « normalisation de l’innommable ». Au point que c’est « l’innommable » lui-même qui fait force de loi. Touchant inévitablement le langage, comme le mettent en évidence un certain nombre d’ouvrages.

Cette « normalisation de l’innommable » s’introduit dans les psychés, tel un poison qui anesthésie (ou dissout ?) les états d’âme. Faisant perdre à l’homme sa conscience, le déconnectant de ces signaux intérieurs qui permettent de distinguer ce qui est porteur de vie et ce qui est mortifère. Souvent évoquées en termes de bien et de mal, ces références sont tirées du côté de la morale, alors que notre propos est de signifier ce qui est de l’ordre de la Loi. Autrement dit de la « donne de la vie », telle qu’elle nous a été transmise sous le signe de la limite, inhérente à notre « destin sexué de mortel ».

Or le marché fonctionne précisément sur la destruction de cette « donne de la vie » et des lois qui la régissent. La racine du mal n’est autre que ce détournement de fond, opéré par la société de consommation, qui, en faisant de l’homme un consommateur, le désarrime de son destin de citoyen (bâtisseur de cités à visage humain). Notre planète et ses ressources, en partage avec les autres espèces, végétales, animales, minérales, sont désormais considérées comme n’ayant aucune existence en dehors de la jouissance et du profit que le « consommateur » peut en tirer. Par écran télévisé interposé, on pénètre toutes les intimités. Tout doit être transparent pour cet Œil incestueux que nous nous sommes fabriqués, auquel rien ne doit échapper. D’un coup d’un seul, c’est le champ de l’altérité qui est démantelé.

Pourtant l’altérité est inhérente à cette fameuse « donne de la vie ». Telle qu’elle se manifeste en ces termes opposés que sont « le visible et l’invisible », « le tangible et l’intangible », « le matériel et le psychique », « le masculin et le féminin », « le connu et l’inconnu » « le conscient et l’inconscient », « soi et l’autre », « le vivant et le mort », etc. Car c’est dans l’articulation de ces altérités, dans leur interpénétration, que ­s’ébranle le processus fécond de la vie, tant physique que psychique.

Mal barré sur ce chemin-là , l’homme perdait son âme. On avait eu beau voir et revoir les documents sur la Shoah (mot qui signifie « catastrophe »), on n’avait toujours pas compris que la « solution finale » procédait d’une « solution finale des états d’âme ».
Or voici que cette « solution finale des états d’âme » est à nouveau prononcée (en toute inconscience, bien entendu !) sur le territoire même de la santé mentale. Là où elle s’entête à se manifester. À travers ses symptômes bien connus, d’angoisse, de dépression, de mélancolie, de délire, de dissociation, etc.

Aussi étrange que cela puisse paraître, il a été déclaré (dans on ne sait quelle instance européenne) que cette maladie, jusque-là dite « mentale », touchant donc l’esprit, n’avait aucune spécificité. En conséquence, les formations spécifiques dont bénéficiaient jusque-là les soignants n’avaient plus de raison d’être. Il y avait désormais un tronc commun de formation, avec saupoudrage de « psy » pour ceux qui atterriraient en psychiatrie ! C’est comme si l’on décrétait une formation générale pour les médecins, avec juste quelques séances supplémen­taires dispensées aux chirurgiens ou obstétriciens, au cours desquelles on leur apprendrait le maniement du bistouri.

L’exemple n’est pas excessif, car le métier de soignant de la souffrance psychique est du ressort de l’obstétrique, puisqu’il s’agit d’accoucher le patient du monde intérieur dans lequel il est enfermé, et où il tourne en rond comme un prisonnier, ou comme un fœtus « non né ». Il demande autant de compétences !

En arrêtant le processus de formation, on arrête la transmission de presque un siècle de connaissances sur la vie psychique qu’ont apportées les plus grands cliniciens de tous les temps. Et au-delà, du champ de la culture, qui, remontant jusqu’aux peintures rupestres des hommes préhistoriques, témoigne de ce besoin spécifique à l’humain qui est de donner forme à ses vécus intérieurs. Pour se les figurer, se les représenter. La déclaration de « non-spécificité » concernant la souffrance psychique et les soins spécifiques qui doivent lui être prodigués est un véritable crime contre l’humanité.

Ce « déni de la réalité psychique » , qu’un auteur psychanalyste de l’époque de Freud, Férenczi, a identifié comme étant ce qui est à la source même du « trauma », est désormais érigé en loi.
La « fabrique à trauma » est mise en place dans une logique de rentabilité. Au lieu d’accompagner « la naissance psychique » du patient en souffrance, telle qu’elle ­s’opère dans la parole, qui, enfin, prend sens aux oreilles d’une psyché soignante, on drogue. Nous ne dénigrons pas ici le médicament mais l’usage pervers qui en est fait. Nous savons aujourd’hui que des laboratoires américains travaillent à inventer de nouvelles maladies, ou à changer le nom de certaines déjà connues (comme « l’état maniaco-dépressif » – qui disait le sens de ­l’état dans lequel se trouve le patient –, aujourd’hui remplacé par le terme mécaniciste de « trouble bipolaire »). Cela à toutes fins d’activer les angoisses face à l’inconnu et de rendre ainsi les gens dépendants de ces faux remèdes à de fausses maladies.

« On peut gagner beaucoup d’argent en persuadant des gens bien portants qu’ils sont malades. C’est pourquoi les laboratoires pharmaceutiques promeuvent des maladies et en font la publicité auprès des médecins et des consommateurs », pouvait-t-on lire en 2002 dans le British Médical Journal , l’une des références mondiales de la presse médicale. La revue se penchait sur les phénomènes de « Disease mongering », à savoir le fait d’inventer une maladie pour développer un nouveau marché et vendre des médicaments. Elle dénonçait « l’alliance de l’industrie, des médecins, de groupes de patients et des médias, pour présenter des maux communs comme des problèmes graves, des problèmes personnels comme des questions médicales, des risques comme des maladies ».

Réveillons-nous, mes amis ! Tout ça n’est possible que parce que nous (nous) laissons faire.

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