« Un succès démocrate déplacerait les lignes dans le domaine social »

Sociologue, professeur à l’École normale supérieure,
Éric Fassin est un observateur attentif des évolutions
de la société américaine.
Il propose ici quelques clés pour mieux comprendre la campagne électorale aux États-Unis.

Denis Sieffert  • 10 avril 2008 abonné·es

On a du mal à cerner la personnalité politique de Barack Obama. Il profite, au sein de la gauche française, d’un phénomène d’empathie en raison de sa double culture et de l’ouverture que cela suppose, mais le discours est-il à la hauteur de cette attente ?

Éric Fassin : La grande force de Barack Obama, c’est justement le discours. Il s’inscrit dans une tradition rhétorique noire ­ ce qui d’ailleurs n’a pas toujours été le cas : depuis quelques années, à mesure qu’il s’élevait en politique, il a appris à parler cette langue. En même temps, son discours ne l’enferme pas dans la culture noire : les Blancs aussi y retrouvent les cadences de la Bible. Du coup, Hillary Clinton joue une carte inverse : pas de rhétorique, du concret. Mais le risque, c’est de n’avoir pas de vision. Au contraire, si Barack Obama séduit, c’est qu’il propose une image de l’Amérique pour sortir de l’imaginaire ségrégationniste.

Hillary Clinton semble avoir un programme mieux défini socialement. Cette impression est-elle justifiée ? Est-ce la raison de l’hostilité dont elle semble être la cible dans une partie de l’opinion américaine?

Dans les années 1990, les époux Clinton ont fait l’objet d’une haine farouche à droite ­ et en particulier Hillary, la plus « libérale » (de gauche) des deux. Mais il y a plus : à gauche même, beaucoup trouvent que les Clinton sont prêts à tout pour garder ou regagner le pouvoir. On les dit volontiers d’un opportunisme cynique. Les attaques d’Hillary Clinton contre Obama viennent aujourd’hui renforcer ce sentiment. Enfin, bien sûr, le sexisme et la misogynie comptent pour beaucoup dans la violence des attaques dirigées contre elle : on la traite souvent de « bitch » (« salope »). Une femme forte, à la fois intelligente, compétente et puissante : manifestement, il y en a beaucoup que ces qualités perturbent. Plus peut-être chez une femme que chez un Noir.

La question raciale est revenue dans le débat. Obama a-t-il réussi à la dépasser ? Ne va-t-elle pas revenir, implicitement ou explicitement, en cas de duel Obama-McCain ?

Le 4 avril, on commémorait le quarantième anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King. Et Hillary Clinton et John McCain se sont rendus à Memphis.La première a rappelé avec émotion sa rencontre avec le pasteur noir, alors qu’elle était adolescente dans un monde blanc exclusif ; le second s’est excusé d’avoir voté contre la proclamation d’un jour férié consacré au militant des droits civiques, il y a plus de vingt ans. Mais Barack Obama n’a pas éprouvé le besoin de venir à Memphis pour donner des gages à la communauté noire.

C’est que les attaques contre le pasteur Jeremiah Wright ont changé la donne [^2]. Il y a encore quelques mois, Obama ne semblait « pas assez noir ». Il ne s’agissait pourtant pas de sa couleur de peau, mais de sa culture, plus africaine ou américaine qu’« afro-américaine » : il n’est pas issu de l’histoire de l’esclavage, et la discrimination ne semble guère l’avoir touché. Mais on a voulu le noircir, en l’associant aux sermons enflammés de son pasteur. D’un seul coup, il devenait « trop noir ». Le discours du 18 mars marque alors un tournant : Obama ne se laisse pas enfermer dans sa couleur ; pour autant, il ne prétend pas dépasser la race. En réalité, il a le courage de dire ce que chacun sait, mais que nul ne dit : la question raciale n’est pas seulement la question noire, c’est aussi la question blanche. La race n’est pas l’affaire de tel ou tel groupe, c’est un principe structurant de la société américaine. Il faut donc non pas le nier, mais le prendre en compte. En effet, le déni de la race n’a jamais empêché les discriminations raciales…

Les deux postulants à la candidature démocrate se différencient-ils en politique étrangère et, plus généralement, dans leur vision du monde ?

La différence la plus importante, c’est bien sûr autour de la guerre en Irak : alors que Barack Obama s’y est opposé avec constance, et dès le début, Hillary Clinton l’a soutenue au départ et n’a reconnu son erreur que très récemment. Au fond, sa position n’était pas si différente de celle de John McCain, pour qui la guerre était une bonne idée, malheureusement mal gérée.

Autant il est facile d’établir ce passé récent (même si la campagne tend à brouiller les cartes…), autant il est difficile de se projeter dans l’avenir, même proche. Peut-on se fier aux annonces de calendrier pour sortir de la guerre ? Nul n’en sait rien. Rappelons-nous qu’en 2000, George W. Bush incarnait le retour à une politique isolationniste : contre la vision internationale de Bill Clinton, c’était le retour à la priorité nationale. On sait ce qu’il en est advenu…

Comment analysez-vous le rôle de Ralph Nader ? Sa posture vis-à-vis des deux partis n’est-elle pas une version américaine de notre «bonnet blanc et blanc bonnet», et cela est-il tenable, surtout après l’ère Bush ?

La différence avec la France, c’est qu’aux États-Unis l’élection ne compte qu’un tour ­ un peu comme 2002 en France, sauf qu’on ne le savait pas d’avance… Deux plaisanteries de Jay Leno, le présentateur d’une émission humoristique de fin de soirée, résument la situation. Par rapport aux électeurs : « Nader dit qu’il est candidat parce qu’il a passé quarante ans à défendre les consommateurs. Après quarante ans à analyser ce que veulent les consommateurs, on pourrait penser qu’il a fini par comprendre qu’ils ne veulent pas de lui ! » Et par rapport à ses rivaux ­ en particulier les Démocrates : « À chaque élection, il repousse. Il est un peu comme l’herpès des candidats à la présidentielle. »

La société américaine a-t-elle beaucoup changé au cours de la période BushJr ? Dans quel sens, du point de vue des moeurs, du racisme, de la religion, et du rapport au monde? Autrement dit, la culture néoconservatrice a-t-elle durablement pénétré la société ?

Le fait majeur semblait être la droite religieuse ­ les « valeurs », disait-on au moment de l’élection de 2004. Or, que voit-on pendant cette présidentielle ? C’est le plus « laïc » des candidats qui sort des primaires républicaines. McCain est bien différent de Mitt Romney, le mormon, ou de Mike Huckabee, le baptiste. La religion est presque davantage présente aujourd’hui chez les Démocrates. La religion s’est-elle retirée du jeu, ou bien a-t-elle changé de camp ?

Quant aux néoconservateurs, leur empreinte était sans doute plus superficielle. Et l’échec de l’intervention militaire en Irak les affaiblit, sans doute durablement.

Reste donc le néolibéralisme : un succès démocrate obligerait à déplacer les lignes, par exemple en matière de couverture médicale. Toutefois, en matière économique, on n’a pas le sentiment d’une rupture…

La crise financière et son impact social ont-ils changé les «mentalités»?

On parle maintenant de récession, voire de dépression. Autrement dit, le déni ne résiste plus à la réalité. On ne sait pas encore l’impact qu’aura cette prise de conscience. Chacun garde en tête la formule de 1992 : « It’s the economy, stupid. » Autrement dit, l’élection ne se jouait pas dans les aventures militaires de la première guerre du Golfe, mais dans la réalité économique quotidienne des Américains ordinaires.

Bush père, si populaire après la guerre, quelques mois avant l’élection, avait perdu: on était revenus sur la scène intérieure. Bush fils a trouvé la solution pour sa réélection : il suffisait de ne pas arrêter la guerre. On ne change pas de cavalier en cours de guerre (même si cela veut dire qu’on ne change pas une équipe qui perd). Aujourd’hui, la leçon de 1992, dont Bill Clinton était sorti vainqueur, est très présente pour Hillary Clinton. Elle a tout intérêt à ce qu’on dépasse la guerre, surtout par contraste avec Obama, pour revenir à l’économie, surtout par contraste avec McCain, qui avoue n’y rien connaître.

Il n’est pas sûr pourtant que cette leçon s’applique vraiment aujourd’hui. La guerre n’est pas finie. Et la question, c’est donc de savoir dans quelle mesure la guerre et l’économie n’ont pas partie liée. C’est l’argument d’Obama ­ qui fait écho à celui de King contre la guerre au Vietnam : le gaspillage militaire appauvrit les pauvres. Bref, oui, encore une fois, c’est l’économie, stupide ­ mais la guerre est le nerf de l’argent, pourrait-on dire…

McCain serait-il très différent de Bush?

Voter McCain, c’est choisir la continuité. C’est s’interdire de reconnaître que la guerre était, dans son principe, une erreur. C’est refuser d’aider les petits propriétaires jetés à la rue par la crise. Les médias se sont entichés du candidat républicain : on dit qu’il est un « straight talker ». Mais ce franc-parler ne semble pas tant être un trait personnel qu’une rhétorique droitière.

Les Républicains jouent toujours la carte de l’homme ordinaire ­ l’homme d’abord, et comme Bush, McCain incarne l’homme américain dans toute sa virilité (malgré ses services pendant la guerre, Kerry semblait presque efféminé ; ancien prisonnier de guerre, qui a résisté à la torture, McCain a un brevet de masculinité inattaquable) ; ordinaire ensuite, malgré la richesse (McCain a épousé une héritière), parce que, comme le président sortant, le candidat républicain sait jouer de l’anti-intellectualisme de la droite. Et Hillary Clinton et Barack Obama ont un parcours universitaire parfait ; comme George W. Bush avant lui, John McCain était un étudiant médiocre, et chacun d’en sourire avec sympathie : les fils de famille des fraternités d’élite n’ont pas besoin d’être de bons étudiants ; mieux : leurs notes médiocres sont un signe de distinction. Cet anti-intellectualisme affiché s’accompagne bien sûr d’une incompétence réelle, on l’a vu avec la dernière gaffe sur Al-Qaïda [^3]. Bref, l’anti-intellectualisme est une rhétorique politique qui a des effets politiques bien réels…

[^2]: Barack Obama a été violemment attaqué dans certains médias à la suite des déclarations tapageuses de Jeremiah Wright, pasteur d’une église protestante de Chicago. Celui-ci, longtemps influent auprès de Barack Obama, avait notamment invité les Noirs à dire «Dieu maudisse l’Amérique», plutôt que «Dieux bénisse l’Amérique».

[^3]: Lors d’une conférence de presse, le 20mars, en Jordanie, McCain avait affirmé contre toute vraisemblance qu’Al-Qaïda s’entraînait en Iran, oubliant que la nébuleuse de Ben Laden est sunnite et mène en Irak une guerre féroce contre les chiites pro-iraniens. Mais cette bévue a pu aussi être interprétée comme la manifestation de sa volonté de charger l’Iran de tous les maux pour justifier une guerre future.

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