Cannes 2008 : « Maradona by Kusturica » ; « Élève libre » de J. Lafosse ; « La frontière de l’aube » de P. Garrel

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 22 mai 2008 abonné·es

Maradona by Kusturica d’Emir Kusturica ; Élève libre de Joachim Lafosse

Par Ingrid Merckx

D’accord, Maradona n’est pas Zidane. C’est-à-dire : Maradona by Kusturica n’a rien à voir avec l’élégance artistique dont faisait montre Zidane de Philippe Parreno et Douglas Gordon, en 2006 sur la Croisette. L’image est dégueulasse, la caméra bougeotte, et Kusturica est raide baba devant son héros qu’il regarde non seulement comme un dieu du foot mais aussi comme l’incarnation d’un roi populaire vengeant les pays pauvres en écrasant les pays riches la balle au pied. Une figure révolutionnaire en puissance, révérée, adulée… Rien de moins.

Mais justement : ce petit bonhomme « potelé » et parfaitement mégalo, qui chante « sa » chanson ( « Marado, Marado » ) sur des podium anti-bushistes, qui, « el pibe del oro » , petit phénomène des quartiers pauvres, a porté la victoire de l’Argentine sur l’Angleterre en 1986 sur fond de guerre des Malouines (LE match de « la main de Dieu » et du « but du siècle »), qui porte Fidel tatoué sur le mollet gauche et le Che sur l’épaule droite, qui a passé des années intoxiqué à la cocaïne, « son pire fardeau » , qui a tenu le coup parce que sa blonde a réussi à ne pas quitter le navire, qui a fait mettre six buts par l’Italie du Sud à l’Italie du Nord, qui est complaisant avec la Camorra et qui est devenu un tel chef de la guerre du foot qu’il fait l’objet d’un culte simili religieux, semi dingo, de la part d’une soi-disant église maradonienne reconstituée… ce petit bonhomme potelé, donc, n’est pas seulement une idole pour le cinéaste. Il est tout bonnement l’incarnation d’un personnage de cinéma. Comme une sortie d’écran.

Illustration - Cannes 2008 : « Maradona by Kusturica » ; « Élève libre » de J. Lafosse ; « La frontière de l'aube » de P. Garrel

Kusturica le dit d’ailleurs, et l’assume dès le titre : Maradona aurait pu être dans son premier film, Do you remember Dolly Bell? , ou dans Chat noir, chat blanc . Seulement voilà, cet homme semblable à ceux qu’il invente – parce que sa vie est un miracle dans les stades, et un désastre en dehors – existe pour de vrai. Il est donc parti le rencontrer, devenir son ami, retourner sur les lieux de ses exploits. La scène où les deux se font, béats, des passes de têtes dans le stade de Belgrade l’illustre bien : Maradona by Kusturica est non seulement la réalisation d’un rêve d’enfant mais aussi celle d’un rêve de cinéaste. Témoin : la part de la musique dans ce documentaire (Sex Pistols en diable, ramenant l’énergie sportive dans l’arène de la rébellion), et de la politique (voir les petits montages burlesques où des figurines de cartons à l’effigie de Bush et Thatcher prennent des pilées sur le gazon) est presque plus importante que la part footballistique. Qui ignore que le football est la nouvelle religion mondiale ? Qui a dit que politique et sport n’avaient rien à voir ?

Sport et performances encore, au programme d’ Élève libre de Joachim Lafosse. Une fiction classique dans la forme mais pas dans le propos puisqu’elle soulève de manière volontairement dérangeante la question des limites : celles qu’on ne se pose pas, prenant le risque de s’engager dans des voix qui limitent notre liberté individuelle, et notre libre-arbitre. Jonas (Jonas Bloquet), 16 ans, champion de tennis, est recalé aux qualifications. En retard dans ses études, il décide, sur le conseil d’amis trentenaires, de passer des examens en candidat libre. L’un de ces trois amis, Pierre (Jonathan Zaccaï), propose de l’aider à travailler. Tandis que celui-ci devient une sorte de directeur de conscience qui lui explique Camus, la théorie de la révolte et de la liberté, les deux autres, Nathalie (Claire Bodson) et Didier (Yannick Renier), entreprennent de parfaire son éducation sexuelle. En quête de guides, et de réponses aux questions qu’il se pose, Jonas se laisse faire. Jusqu’à ce qu’il réalise que des limites ont été franchies.

« Violeur ! » , « pervers ! » , « führer » , « Est-ce que vous faites toujours des films sur « ça »? » … Réactions violentes dans la salle après la projection du film, le 19 mai. Sans compter qu’ Élève libre se déroule en Belgique, pays des affaires Dutroux et Fourniret. « Je voulais surtout rappeler la nécessité de penser les limites dans notre société , a expliqué Joachim Lafosse. Et montrer aussi que le lien pervers se développe bien avant l’acte. On est tous là avec nos questions, nos inquiétudes, on ne sait pas toujours quoi faire avec notre sexualité. Le pervers en profite. Le névrosé et le pervers font un couple magnifique ! » , a-t-il ironisé.

Le jeune cinéaste a bien tenté de déplacer la question de la responsabilité sur un registre politique, mais c’étaient les questions sexuelles qui dérangeaient les spectateurs. Parce qu’abordées de front dans le film, verbalement et physiquement. Sans violence apparente, mais avec une violence sourde provenant des rapports de force, du pouvoir qu’exercent ces aînés sur ce jeune sous influence, de leurs abus d’autorité avant leurs abus sexuels. Les jeunes adultes dans ce film cherchant à greffer au jeune leur vision de la sexualité, leurs pratiques, leurs désirs.

« On ne voulait pas faire un film sur une victime et un bourreau , a encore précisé Joachim Lafosse. Mais sur une relation qui dérape parce que les positions n’ont pas été clairement affirmées par l’adulte dès le départ, ce qui aurait permis au jeune de se situer. » Selon Yannick Renier (à l’affiche de Nés en 68 d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau), Élève libre s’adresse d’abord aux adultes : « Que transmet-on aux plus jeunes ? Comment transmet-on ? Et quelle liberté de penser et de désirer par eux-mêmes leur laisse-t-on ? »

I.M.


La Frontière de l’aube de Philippe Garrel

Par Christophe Kantcheff

Il y a des jours où l’on n’est pas forcément fier d’appartenir à la corporation des journalistes. Ce matin, lors de la projection de presse du premier film de Philippe Garrel à figurer dans une sélection officielle du festival de Cannes, après plus de quarante ans de création, des ricanements se sont faits entendre, avant que retentissent, au moment du générique de fin, un chœur de sifflets parfaitement crétins.

On peut avoir des réserves avec la Frontière de l’aube , mais ne pas se comporter comme les derniers des poujadistes avec un cinéaste qui a signé, entre autres, la Cicatrice intérieure , Liberté la nuit , la Naissance de l’amour ou le Vent de la nuit , les mêmes s’étant sans doute abîmés les mains à applaudir le troisième épisode d’ Indiana Jones

Illustration - Cannes 2008 : « Maradona by Kusturica » ; « Élève libre » de J. Lafosse ; « La frontière de l'aube » de P. Garrel

La Frontière de l’aube est un film d’amour désespéré. Il met en scène deux jeunes gens, interprétés par Laura Smet et Louis Garrel, qui tombent amoureux l’un de l’autre. Amour compliqué, douloureux, ardent, sauvage. Mais la jeune femme est fragile, elle vacille, et le jeune homme n’est pas là quand il le faut pour la retenir. Elle se suicide.

Dans une deuxième partie, le personnage de Louis Garrel se risque à vivre une vie de couple dite normale avec une autre jeune femme (Clémentine Poidatz), bientôt enceinte. Mais cette « normalisation » s’avère plus que difficile.

S’il y a bien une chose que la Frontière de l’aube ne connaît pas, c’est le cynisme. L’amour qui s’y exprime, s’y déclare, s’y éprouve, est sans réserve et sans arrière-pensée. Il émane de ce film une foi dans la puissance de l’amour toute romantique. D’où le fait qu’il puisse tutoyer les limites du ridicule.

Ce romantisme est aussi, par définition, un idéalisme. La radicalité de l’amour, en dehors de tout compromis, de toute convention – comme celle qui pourrait consister à avoir des enfants –, autrement dit la voie porteuse d’une vraie libération (révolution ?), est, selon la Frontière de l’aube , la seule désirable absolument. Mais elle est aussi irrémédiablement impossible.

Tourné dans un superbe noir et blanc (William Lubtchansky à l’image), le film ne montre aucun signe de contemporanéité – pas de téléphone portable, ni d’ordinateur, Louis Garrel porte des costumes-cravates à la Jean-Pierre Léaud. Comme si la situation était intemporelle.

La frontière de l’aube – quel beau titre ! – n’est pas sans soulever des interrogations, voire des perplexités. Pourquoi, par exemple, l’irruption, rapide mais marquante, d’une figure de l’ « antisémite » , ressemblant très étrangement à Louis Ferdinand Céline ? Mais le film est aussi chargé d’un mystère qu’une première réflexion et qu’une seule vision sont loin de pouvoir épuiser. À suivre, donc.

C.K.

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