Le pays du soupçon

À Kuala Lumpur, une milice gouvernementale traque les clandestins. Accablant reportage.

Jean-Claude Renard  • 8 mai 2008 abonné·es

Chaque bout du monde possède son poids d’inhumanités. De saloperies, d’infamies aussi. Dans ce cadre, Kuala Lumpur n’est pas mal. Surtout pour les immigrés, les réfugiés et les demandeurs d’asile. Au quotidien, ils subissent la chasse orchestrée par les « Rela ». Une solide milice gouvernementale constituée de cinq cent mille citoyens ordinaires, qui ont l’autorisation d’arrêter et d’interroger (ils y sont encouragés) toute personne susceptible d’être un clandestin. Le passé de cette milice plonge dans les années 1960, où elle fut créée pour lutter contre les communistes. Depuis 2005, le gouvernement l’utilise pour traquer les immigrés.

Il y a une vingtaine d’années, pour soutenir sa croissance rapide, la Malaisie ouvrait ses portes aux travailleurs indonésiens, indiens et népalais. Les réfugiés politiques venus du Sri Lanka et de Birmanie ont suivi. Une main-d’œuvre vulnérable et bon marché. Une affaire juteuse pour les entrepreneurs. Aujourd’hui, peuplé de vingt-cinq millions d’habitants, le pays compte 2,5 millions d’immigrés. Dix pour cent tout rond. C’est trop, beaucoup trop pour les autorités. Tous les moyens sont donc utilisés pour bouter l’immigré hors des frontières. Ça bastonne dans le flot des descentes, harcèle dans l’indifférence de la population. Arrestations arbitraires, humiliations, meurtres « accidentels ». Dans les immeubles, les appartements visités la nuit, aucun mandat de perquisition mais le délit de faciès. De quoi remplir des paniers à salade. Au hasard de secteurs quadrillés, de magasins et de restaurants passés au crible, à chaque opération, la milice interpelle plus d’une centaine de migrants, avec ou sans papiers. Seul le soupçon compte.
Dans la hantise des représailles, personne ne proteste. Et dans ce climat de terreur, beaucoup fuient dans la jungle, se réfugient dans des campements de fortune, mais toujours sous la menace d’un raid. En 2007, plus de trente mille clandestins ont été appréhendés par les miliciens, plus redoutables que la police et l’armée. Non sans hasard : ils perçoivent une indemnité de 5 euros par opération, après une formation d’une dizaine de jours. Des amateurs à la matraque aisée, aux abus de pouvoir faciles.
Et surtout « de bons citoyens, qui veulent aider leur pays » , considère l’un de leurs chefs, fier de ses troupes, ravi des services rendus. Des ouvriers, des paysans, des cadres qui « offrent un peu de leur temps à la nation » . Au reste, tout le monde peut postuler pour intégrer la milice. Seules conditions pour en être : avoir la nationalité malaisienne et 18 ans révolus. Casier judiciaire et expérience n’ont aucune importance pour porter l’uniforme kaki et le béret jaune.

Filmés par Coline Tison, Fabrice Launay et Franck Nosal, les « Rela » dissimulent mal leurs exactions. Ni leur racisme ni les flagrants délits de violence. Les méthodes et les rafles de la milice ont été dénoncées par plusieurs ONG. Il n’empêche : le gouvernement vient d’étendre leur autorité. Ils règnent en maîtres dans les quatorze centres de rétention du pays. Autant de prisons surpeuplées dans lesquelles les détenus sont privés de droits, de médecins, soumis aux restrictions alimentaires, aux coups de fouet, en attente de jugement, deux mois, parfois deux ans. À la clé : cinq ans de prison et/ou reconduite à la frontière. Dans tous les cas, il s’agit de nettoyer le pays des sans-papiers. Objectif en 2008 : quarante mille arrestations. Quels que soient les moyens. Pour 5 euros de plus.

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