Le poids du Nord

Une étude d’Ingénieurs sans frontières analyse les normes commerciales en matière agricole, et pointe le fait que les pays du Sud participent très peu à leur élaboration.

Philippe Chibani-Jacquot  • 8 mai 2008 abonné·es

Entre le Nord et le Sud, les normes internationales sont un enjeu des relations commerciales. Tandis que les ONG de solidarité internationale dénoncent la dérégulation des échanges dans des campagnes contre les institutions financières internationales, ou élaborent des alternatives comme le commerce équitable, Ingénieurs sans frontières (ISF) a évalué les enjeux de la démultiplication des normes
[^2].
Réglementaires ou volontaires, sanitaires (comme le Codex Alimentarius [^3] négocié entre États), environnementales (agriculture biologique, gestion environnementale, etc.) et sociales (commerce équitable, responsabilité sociale des entreprises), les normes, au sens d’un cahier des charges à respecter pour valider une démarche ou pour se conformer à une réglementation, seraient d’abord perçues par les producteurs comme des contraintes nécessaires pour accéder au marché.

Plusieurs études de terrain, en Afrique de l’Ouest (Bénin, Togo) et en Amérique latine (Bolivie, Pérou), ont conduit les enquêteurs d’Ingénieurs sans frontières vers des producteurs engagés dans une certification équitable et/ou bio. « Les normes volontaires sont essentiellement considérées par les producteurs comme une contrainte, voire une obligation, pour accéder aux marchés à l’export (marchés conventionnels comme marché de niche). Elles ne véhiculent pas réellement les valeurs éthiques que les consommateurs du Nord leur octroient et qui sont censées être partagées » , peut-on lire dans la synthèse de leur travail. L’image d’un mouvement citoyen mondial en construction pesant sur les règles du commerce conventionnel est en effet gommée par les considérations éthiques et environnementales « vendues » au consommateur du Nord, et par les problèmes économiques des producteurs du Sud.
Ce constat troublant provient d’un défaut largement partagé quant au processus d’élaboration de ces normes : « La participation des acteurs du Sud à l’élaboration des normes est […] très faible » , relève ISF. Dans le cas des normes réglementaires issues de négociations interétatiques comme le Codex Alimentarius, la chose est acquise : « Un fonds fiduciaire aide les pays pauvres à financer leur participation aux réunions de négociation, mais s’ils n’ont pas les moyens de préparer les dossiers en amont, cela ne suffit pas » , constate Roseline Lecourt, chargée de mission à la direction de la concurrence et de la répression des fraudes. Elle ajoute : « Un clivage moins revendiqué est celui entre pays émergents, qui ont des grandes capacités d’exportation, et pays moins avancés. Il implique une grande relativité du poids de chacun dans les négociations. »

Concernant les normes volontaires, comme l’agriculture biologique, l’expérience de certains pays, notamment latino-américains, qui la pratiquent depuis les années 1970, n’a jamais été prise en compte pour élaborer les référentiels du Nord. L’étude attribue cependant une place à part au commerce équitable, qui, s’il n’est pas exempt d’un manque de co-élaboration, reste un dispositif aux apports positifs en termes de renforcement des organisations de producteurs. Nombre de normes volontaires sont nées de la nécessité de rassurer le consommateur sur l’absence de risque à consommer tel ou tel aliment. C’est ainsi que le système Globalgap (initié par les industriels et distributeurs britanniques) impose des critères et un coût de certification inabordables pour nombre de producteurs. Ce qui en fait une nouvelle barrière non tarifaire. Mais, pour les entreprises, le principal objectif est de se protéger des consommateurs qui pourraient leur demander des comptes.
L’étude d’ISF se veut une base de mobilisation des organisations de solidarité internationale (OSI) autour de ce thème de la normalisation. Nicolas Bricas, chercheur au Cirad, en a exposé les enjeux : *« S’intéresser aux normes aujourd’hui quand on pense solidarité internationale, c’est se poser la question des conditions dans lesquelles les normes sont favorables aux producteurs. »
*

[^2]: Étude réalisée en partenariat avec le Cirad, Max Havelaar France, Tech Dev, et soutenu par le CFSI et l’Union Européenne. On trouve la synthèse sur .

[^3]: Le Codex Alimentarius a été créé en 1963 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la santé afin d’élaborer des normes alimentaires.

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