« Développer une pensée minoritaire »

Dans son essai sur la « condition noire » en France,
Pap Ndiaye opère un retour sur l’histoire
des Noirs et les formes de solidarité qu’ils ont construites.
Avec un usage novateur des sciences sociales dans le contexte académique hexagonal.

Olivier Doubre  • 19 juin 2008 abonné·es

Vous indiquez dans l’introduction de votre essai qu’il y a plus de livres paraissant en France sur les Noirs aux États-Unis que sur les Noirs français. Le vôtre vient donc combler un point aveugle des sciences sociales en France ?

Pap Ndiaye : Il y a en effet très peu de travaux. Certes, il existe des recherches spécifiques, par exemple sur les familles africaines en France, les postiers antillais ou les Maliens de Montreuil, mais pas d’études qui prennent pour objet les Noirs dans leur ensemble. Comme si cette figuration n’avait pas de sens, n’était pas utile, voire comme s’il fallait absolument la mettre de côté. Le fait de choisir ce sujet m’a donc semblé en rupture par rapport au discours dominant, dans la société française en général et dans les sciences sociales en particulier, alors que de telles études existent depuis longtemps dans le monde anglo-américain.

Néanmoins, pour relativiser ce caractère de rupture, il faut rappeler les ouvrages, certes anciens, sur la négritude, qui ont réfléchi sur le fait d’être noir, mais davantage dans des perspectives littéraires ou poétiques. Ensuite, Frantz Fanon, sans reprendre le concept de négritude, a adopté des positions plus universalistes au sens français du terme : Peaux noires, masques blancs est un ouvrage important sur le fait d’être noir. Mais il a plus de cinquante ans et, depuis, il n’y a quasiment rien eu. Mon livre tente donc de combler un vide. Certes, il n’existe pas de black studies en France. Aussi, mon objectif est d’initier dans cette voie, avec une double perspective : à la fois européenne, puisqu’il existe maintenant des réseaux d’études afro-européennes qui se développent, et dans une perspective davantage minoritaire qu’identitaire. J’essaye donc de contribuer au développement de ce que j’appelle une «pensée minoritaire», au-delà du seul monde universitaire, et de réfléchir sur les situations sociales minoritaires, ainsi que sur les dominations et les résistances. La question noire peut donc être pensée dans un ensemble plus large où les groupes minoritaires (que ce soient des minorités ethnoraciales, de sexe, de comportements sexuels ou de handicaps) peuvent faire jonction : c’est à la fois un enjeu important pour les sciences sociales et un enjeu politique.

On parle beaucoup en France de «minorités visibles». Que pensez-vous de ce terme ?

Ce terme, qui vient du monde nord-américain, me semble assez intéressant puisqu’il reconnaît la notion de minorité. Mais je remarque que nombre de personnes n’aiment pas être désignées comme «minoritaires», car ce terme renvoie à l’état de minorité (donc à l’âge) ou à des situations de sujétion. C’est pourquoi, à la suite de Louis-Georges Tin [porte-parole du Cran, ndlr], je propose le terme de «minoré», qui fait référence aux processus par lesquels les personnes se trouvent être dans une situation, et non à un état en quelque sorte ontologique de mineur. Par ailleurs, cette qualification de minorité n’a rien à voir avec un quelconque poids démographique dans la population générale : par exemple, les femmes sont bien une minorité de par la domination masculine qu’elles subissent, même si elles sont majoritaires dans la population. De même, cas extrême, les Noirs en Afrique du Sud pendant l’apartheid étaient une minorité alors qu’ils représentaient 90% de la population ! Cette notion de minorité doit donc être pensée par rapport aux mondes sociaux observés.

Vous optez dans ce livre pour une optique minoritaire, et non identitaire ? Pourquoi ?

Je n’oppose pas ces deux perspectives, je préfère les distinguer. La perspective identitaire n’est cependant pas complètement absente du livre. Elle a en effet son importance. Un travail magnifique construit avec une optique identitaire est par exemple le livre de Paul Gilroy, l’Atlantique noir [^2], qui observe la culture noire transatlantique à partir des musiques noires, entendue comme une critique obstinée de la modernité depuis le XVIIIe siècle. Il s’inscrit dans le grand courant des cultural studies, qui va regarder surtout les expressions culturelles, artistiques, éventuellement religieuses. Pour ma part, j’ai choisi une démarche davantage minoritaire qui consiste à s’interroger moins sur les cultures du groupe que sur sa situation dans la société, c’est-à-dire une situation de minoration par laquelle les gens sont considérés comme Noirs par le groupe dominant majoritaire, avec un ensemble de stigmates attachés à cette apparence. Mon travail relève davantage de la sociologie, de la science politique et de l’histoire, que des études dites culturelles. Sans dénier son intérêt à l’optique identitaire, mon choix de travailler dans une optique minoritaire me semblait aussi, dans le contexte français, davantage «compatible» avec notre culture politique dominante, républicaine. Cette démarche minoritaire me permet notamment de limiter les accusations d’essentialisme et de communautarisme qui, néanmoins, affleurent dans certaines critiques faites au livre.


Vous abordez la question du colorisme, traduction littérale du terme anglais colorism, qui décrit les différences de situations entre Noirs, selon la couleur plus ou moins foncée de la peau et les perceptions sociales qui en découlent…

En effet, en fonction des nuances de couleur de peau, du taux de mélanine selon les individus, on observe des différences importantes de situation dans la société et des stratégies pour influer sur ce facteur. Cela a d’abord pour conséquence de relativiser l’opposition — évidente au départ — entre Noirs et Blancs. Cependant, parmi les Noirs, les nuances de couleurs de peau ont des dimensions sociales importantes, notamment en termes de hiérarchie sociale. Pour aller vite, il vaut mieux être un Noir à peau claire qu’un Noir à peau foncée. Cela a été beaucoup étudié aux États-Unis, où les différences de situations sont très nettes : les Noirs en prison ont le plus souvent la peau foncée, tandis que les élites noires sont, à une écrasante majorité, de peau claire. En France également, il apparaît que ceux qu’on appelle les métis ont majoritairement une position sociale supérieure aux «Noirs noirs», selon le terme employé par les Noirs eux-mêmes. Cette hiérarchie est d’ailleurs bien intégrée par eux : des stratégies d’éclaircissement sont alors mises en œuvre, ou par le mariage (car on peut «s’éclaircir» par ses enfants), ou bien avec des produits cosmétiques.

Il est frappant de voir que les hommes noirs qui ont réussi socialement sont mariés ou bien avec des femmes blanches, ou bien avec des femmes noires à peau plus claire qu’eux. On voit donc bien ici l’importance des perceptions sociales.

Autre nouveauté dans votre ouvrage, vous faites l’histoire des formes de solidarité au sein de la communauté noire…

En effet. C’est une histoire très peu étudiée, à l’exception du travail de Philippe Dewitte [^3]. J’essaye de montrer que la subjectivation noire, l’apparition d’un sujet noir sur la scène publique française, n’est pas entièrement une nouveauté. Elle commence dès les années~1920 avec une multitude de ligues qui se développent en proximité, et souvent en tension, avec le Parti communiste, avant la négritude. Celle-ci opère ensuite une sorte de repli assez élitiste, essentiellement sur le monde intellectuel, en renonçant à organiser les masses prolétaires noires, comme dans les années~1920. Après-guerre, on a d’abord des mouvements contre la colonisation, comme le fameux Congrès des intellectuels noirs de 1956, mais ce sujet noir disparaît peu à peu avec la décolonisation et l’apparition d’un monde immigré noir, africain et antillais. Les formes de solidarité s’incarnent dans des associations de migrants, pour qui les questions de négritude sont secondaires, et qui se concentrent sur les conditions de vie. Or, depuis quelques années, on assiste à nouveau à un certain retour d’un sujet noir. Pourquoi ? Il me semble que c’est essentiellement dû au fait que les Africains et les Antillais, qui ne se fréquentaient pas tellement dans les années 1960 et 1970, se rassemblent à nouveau, du fait de l’apparition d’un problème commun : le fait d’être tous considérés comme Noirs, malgré les déclarations vertueuses de la République. On revient donc à la perspective de l’entre-deux-guerres, qui était de lutter contre les préjudices subis en raison de la couleur de peau. Les Antillais ont longtemps pensé y avoir échappé car, français, ils n’avaient pas de problèmes de papiers, et, de par leur intégration dans les administrations, notamment, pensaient être dans l’ascenseur social, de plus en plus défectueux…

Aujourd’hui, leurs enfants, fils des employés de La Poste ou des hôpitaux, ne se sentent plus protégés comme leurs parents et subissent les mêmes discriminations que les Africains. On assiste donc à une nouvelle convergence d’intérêts de gens qui se regroupent sur le fait d’être perçus comme Noirs dans la société française. Et cela donne, entre autres, le Cran.

Nous venons d’assister à la disparition, avec des funérailles quasi-nationales, d’Aimé Césaire. Cela vous a-t-il semblé positif pour la prise de conscience des problèmes des Noirs dans la société française ?

Je suis partagé. D’un côté, on a enseveli Césaire sous les fleurs, car l’on sait bien qu’il y a deux manières d’enterrer quelqu’un : soit on ne fait rien, comme pour Senghor en 2001, soit on en fait trop, sous une forme tellement consensuelle que le caractère abrasif du personnage disparaît. Toutefois, d’un point de vue politique, je vois quand même un aspect positif puisqu’à cette occasion on a beaucoup parlé de négritude. On l’a présenté comme un grand poète français, universaliste, mais qui restait attaché à la phrase : « Nègre je suis, nègre je resterai !» Aussi, je trouve que cela a été bénéfique du point de vue identitaire, en tant qu’expression des identités plurielles dans la République, et, du point de vue minoritaire, comme réflexion sur les situations de discrimination et de racisme. C’est donc une avancée, certes limitée, mais c’est déjà quelque chose.

[^2]: Ed. de L’Éclat/Kargo, 2003.

[^3]: Les Mouvements nègres en France 1919-1939, L’Harmattan, 1985

Société
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