Être noir en France en 2008

Alors que paraît la première étude d’envergure sur les Noirs de France, les minorités « visibles » continuent de subir des discriminations dans la société française. Des faits que l’abstraction républicaine contribue à minimiser.
Un dossier à lire dans notre rubrique **Société** .

Olivier Doubre  • 19 juin 2008 abonné·es
Être noir en France en 2008

En 1909, aux États-Unis, William E. B. Du Bois, qui, en 1895, fut le premier Noir diplômé de philosophie à Harvard, fondait l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP). Dans son livre-manifeste daté de 1903, les Âmes du peuple noir [^2], il écrivait : «Le problème noir n’est rien d’autre qu’un test concret des principes fondateurs de la grande république.» Bien que le contexte américain soit évidemment tout autre, cette phrase sonne étrangement juste dans la société française d’aujourd’hui. Comment vit-on comme Noir en France en 2008~? Quel regard la population noire de France porte-t-elle sur la société dans laquelle elle vit ?

Illustration - Être noir en France en 2008


Lors d’un concert au Trocadéro, le 13 mai 2005, à la mémoire des victimes de l’esclavage. Saget/AFP

Première étude synthétique publiée en France sur le sujet, le livre de Pap Ndiaye la Condition noire. Essai sur une minorité française constitue bien à ce titre un événement, tout d’abord dans le champ des sciences sociales (voir entretien ci-contre). En prenant les Noirs de France pour objet de recherche, l’auteur ne se limite pas à une histoire de l’esclavage ou du racisme, ces deux questions n’apparaissant «que de manière oblique». Aussi, il rappelle que, si «les Noirs de France sont individuellement visibles, ils sont invisibles en tant que groupe social et qu’objet d’étude pour les universitaires».

L’historien inaugure donc un champ qui n’a jamais été défriché dans l’espace académique français, alors qu’il est déjà largement labouré dans les pays anglo-saxons.

L’objectif de Pap Ndiaye est donc «d’initier dans cette voie», pour tenter de réduire le «hiatus» existant «entre la présence sociale, politique et médiatique de la “question noire” et l’insuffisance des travaux de réflexion qui permettent de la structurer intellectuellement». Ce travail a même, selon lui, un caractère urgent, aussi bien du point de vue de la recherche scientifique que du point de vue politique.

Ensuite, l’historien a choisi délibérément — mais aussi stratégiquement, au regard du contexte français et des critiques s’exprimant face à une démarche comme la sienne — une perspective minoritaire dans son étude des populations noires de France. Ce choix s’explique surtout par le fait que c’est bien «une politique minoritaire, plutôt qu’identitaire, qui dessine la version française des mouvements noirs, qui existent par ailleurs dans le monde». Parler de «condition noire» renvoie donc à la «situation sociale de cette minorité», et, en tant qu’historien, Pap Ndiaye propose une «description dans la durée de cette expérience sociale minoritaire».

Aussi, l’ouvrage propose d’abord une histoire des Noirs de France jusqu’à nos jours, depuis l’époque où ils sont esclaves dans les colonies tandis que l’esclavage est interdit en métropole (même s’ils sont peu nombreux à y résider). Il décrit aussi les formes d’organisation collective et de solidarité, qui naissent dans les années~1920.

Mais, ne se limitant pas à fouiller ce passé mal connu, l’auteur se fait aussi sociologue : considérant que «la question raciale est une composante de la question sociale», il part à la rencontre de membres de cette composante de la population française à qui l’on ne donne que peu la parole, en dehors de quelques célébrités issues du monde du sport, ou, plus rarement, de la mode, de la politique ou des médias. C’est là un des apports remarquables du livre que d’écouter les personnes concernées directement, en particulier à propos de leurs expériences de la discrimination dans la société contemporaine.

La lecture des témoignages est édifiante : contrôles d’identité (au faciès) des jeunes Noirs ; refus de stages ou d’embauches dans certains secteurs économiques, etc. À tel point que nombre de jeunes diplômés de couleur se décident à quitter la France pour des pays comme l’Angleterre ou le Canada, où, malgré la précarité sociale, l’origine ou la couleur de peau n’opèrent pas comme un barrage a priori infranchissable. Et de mettre en exergue la réflexion d’un titulaire (d’origine béninoise) d’un DEA de droit, employé dans un hôtel, parlant de la France comme le pays ayant «les veilleurs de nuit les plus diplômés du monde»

On comprend ainsi le besoin ressenti par nombre d’associations noires de se fédérer en un Conseil représentatif, le Cran, afin de se poser en interlocuteur structuré dans le débat public français. Alors que, durant plusieurs décennies, Africains et Antillais ne se côtoyaient pas, cette apparition d’un «sujet» (politique) noir est bien l’expression d’un «problème commun», selon le terme de Pap Ndiaye, en dépit de leurs différences : «celui d’être noir», désormais ressenti par eux dans la société française. À partir de là, il ne s’agit pas de revendiquer des droits particuliers, mais simplement une égalité effective. La Condition noire montre ainsi avec brio que, «dans l’ensemble, les Noirs de France tiennent à leur identité française et que leur association éventuelle procède plus d’une logique minoritaire que communautaire».

De la réponse que donnera la République à cette revendication essentielle d’égalité dépend, dans l’avenir, le maintien de cet attachement et l’éloignement d’éventuelles velléités de repli identitaire. Cet essai sur une minorité française peut aussi être lu comme un signal en ce sens.

[^2]: La Découverte/poche, 2007.

Société
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