« Pourquoi les Irlandais sont-ils seuls à voter ? »

L’Irlande organise le 12 juin un référendum sur le traité
de Lisbonne. Susan George, présidente d’honneur d’Attac, décrit les conditions dans lesquelles il est organisé.

Susan George  • 5 juin 2008 abonné·es

En 1987, un citoyen irlandais nommé Raymond Crotty a porté devant la Cour suprême de son pays une requête d’une parfaite logique : sachant que tout changement dans les traités européens exige un amendement à la Constitution irlandaise, sachant encore que tout amendement à la Constitution irlandaise doit être approuvé par référendum, tout changement d’un traité européen doit être approuvé par référendum. CQFD. La Cour lui a donné raison, et, de ce fait, les Irlandais voteront le 12~juin sur le traité de Lisbonne.

Illustration - « Pourquoi les Irlandais sont-ils seuls à voter ? »


Le traité de Nice avait été rejeté en 2001 puis adopté en 2002. Andersen/AFP

En France aussi il faut modifier la Constitution pour accommoder un nouveau traité européen, d’où les transhumances périodiques des élus à Versailles. Hélas, le choix du référendum ou de l’approbation parlementaire qui s’ensuit dépend du bon plaisir du président de la République. L’an dernier, celui-ci avait déclaré, devant quelques parlementaires européens sélectionnés, qu’un «référendum aujourd’hui mettrait l’Europe en danger. Il n’y aurait pas de traité si nous avions un référendum en France».

Quelque 75~% des Européens interrogés ont déclaré vouloir se prononcer sur le traité de Lisbonne. Mais, au final, seuls nos camarades irlandais sont en mesure de se battre pour le «no» . J’ai eu le privilège de les rencontrer en novembre~2007 pour leur raconter un peu comment nous avions fait en France et participer à leur toute première réunion publique, puis d’accompagner leur campagne pendant quelques jours au mois d’avril. Comme ce fut le cas en France en 2005, tous les grands partis «officiels» sont favorables au «yes» . Seuls le Sinn Fein, le petit parti socialiste irlandais, et quelques Verts dissidents se sont rangés au côté d’une douzaine d’associations citoyennes qui se sont vite organisées en collectif. Les syndicats liés aux partis sont, bien entendu, aussi pour le «yes» , mais d’autres, comme le puissant NEETU, avec ses 40~000~membres travaillant dans le domaine de l’ingénierie électrique, ont pris position pour le «no» . La plus puissante fédération d’agriculteurs est également opposée au traité de Lisbonne et a organisé une manifestation de 10~000~personnes dans la capitale, chiffre énorme pour une ville comme Dublin.

De même qu’en France, les médias et le gouvernement se sont rangés massivement derrière le «yes» . Jusqu’ici, à l’occasion de tous les référendums européens, les gouvernements irlandais ont respecté la loi et ont fourni aux citoyens les arguments en faveur du «yes» comme du «no» , ce qui a abouti, on s’en souvient, à des votes négatifs. Cette fois-ci, les autorités ne prennent pas de risques : elles enfreignent la loi et ne diffusent que la propagande du *«yes».
*

En dépit de ces lourds handicaps, le «no» a de loin les meilleurs arguments. Une députée européenne indépendante, Kathy Sinnott, constate à travers de nombreux débats contradictoires où les partis du gouvernement débarquent avec leur grosse artillerie, que ce sont néanmoins les forces du «no», infiniment moins bien financées, qui convainquent le public. «Dès que les gens sont en possession d’un minimum d’informations, dit-elle, ils sont tout de suite emportés par la conviction qu’il faut voter non.» Grâce au travail des militants irlandais, ces informations sont relativement faciles à trouver. Pour eux, le traité de Lisbonne ressemble comme deux gouttes d’eau au traité constitutionnel rejeté par les Français et les Hollandais.

Les arguments les plus porteurs sont ceux contre la militarisation. Les Irlandais tiennent à la neutralité de leur pays et craignent fort l’obligation qui leur est faite, comme à nous tous, d’augmenter les dépenses militaires dans le cadre européen et de participer éventuellement à des guerres au-delà de nos frontières.

Le destin des services publics irlandais est un autre point sensible. Les services publics sont soumis aux règles de la concurrence, mais ce traité ferait sauter le verrou du veto que chaque pays peut opposer aux accords de commerce européens dans les domaines de la santé, de l’éducation et des services sociaux.

Aucun des partenaires de la campagne pour le «no» ne souhaite le retrait de l’Europe. Celle-ci a fortement favorisé l’économie irlandaise, et le nouveau statut de «tigre celtique» à forte croissance est le principal atout du «yes». Mais tous se plaignent de la perte d’influence des petits pays et de l’absence radicale de démocratie européenne. La députée Sinnott rappelle que les citoyens n’y ont aucun droit, sauf celui de se plaindre. Le Parlement européen a déjà agité 155~fois son «carton jaune», et la Commission ne l’a pris aucune fois en compte. Le nouveau haut représentant pour les Affaires étrangères aura «une bouche, mais pas d’oreilles» ; le pays perdra d’importantes capacités nationales exécutives, législatives et juridiques. L’UE a transmis plus de 700~lois en 2007 et le Dáil (Parlement irlandais) leur a consacré en moyenne 26~secondes chacune.

Au Parlement européen, 499~députés (dont deux Irlandais…) ont voté en faveur d’une motion promettant de ne tenir aucun compte du vote référendaire irlandais. Ce pays de quatre millions d’habitants porte la responsabilité de se prononcer sur un traité qui affectera gravement les 496~autres millions de citoyens de l’UE à 27, démontrant par là même le lamentable niveau de démocratie dont ceux-ci jouissent. La campagne des camarades irlandais est celle de centaines de millions d’autres Européens.

Monde
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