Valse avec Bachir : Danse macabre

Dans « Valse avec Bachir », splendide documentaire d’animation, Ari Folman se remémore le massacre de Sabra et Chatila. Une tragédie dont le réalisateur a été témoin, en tant que jeune soldat.

Christophe Kantcheff  • 26 juin 2008 abonné·es

Revoir pour les besoins de cet article Valse avec Bachir, d’Ari Folman, quelques semaines après sa première projection à Cannes, a eu pour effet non seulement de relancer le plaisir éprouvé, mais de l’amplifier. D’où le sentiment toujours plus grand d’incompréhension devant l’absence au palmarès du film le plus marquant de la compétition officielle, et pas seulement parce qu’il était présenté comme relevant d’un genre nouveau, le documentaire d’animation. D’où aussi la nécessité d’expliquer les raisons de ce plaisir, proche d’un certain état d’envoûtement, et qui pourrait paraître suspect alors même que le sujet du film est tragique.

Le sujet ? L’intervention israélienne au Liban au début des années~1980 et le massacre de Sabra et Chatila. Plus précisément, la façon dont quelques jeunes soldats israéliens les ont vécus, et dont, vingt ans plus tard, ils se les remémorent. Le récit prend les allures d’une enquête sur un trou de mémoire. Une béance, de nature autobiographique. Car la victime de cette occultation est Ari Folman lui-même, qui fut l’un des soldats en question, l’inconscient individuel rejoignant, en l’occurrence, celui d’un pays peu enclin à s’écarter de la version officielle de son histoire. Mais le cinéaste a voulu, lui, retrouver ses souvenirs. Pour ce faire, il est allé interroger ses compagnons d’armes. Et petit à petit, la mémoire lui est revenue.

Illustration - Valse avec Bachir : Danse macabre

Un mode de narration classique pour un film dont la forme ne l’est pas. Ari Folman n’aurait pu se contenter de filmer ses anciens camarades en train de témoigner. Le dispositif cinématographique eût été bien maigre, d’autant qu’il n’aurait pu être enrichi d’images d’archives montrant les Israéliens en guerre au Liban. Parce qu’il n’y en a pas. Ou seulement «revues et corrigées» — en anglais : «redacted», mot qui a donné son titre au dernier film de Brian de Palma, sorti en février dernier (voir Politis n°~990).

Avec Redacted, Valse avec Bachir entretient de nombreux liens, dont celui-ci : le premier, avec la guerre d’Irak, et le second, avec la guerre du Liban, créent des images inexistantes. La qualité documentaire de ces images est incontestable. Pourtant, celles-ci sont fabriquées a posteriori. Composées, dessinées, dans le cas de Valse …, à partir de souvenirs.

Où l’on voit que la frontière des genres — cela ne date pas d’hier — est loin d’être étanche. Que le film d’Ari Folman soit estampillé documentaire au Festival de Cannes et fiction en Israël ne résulte pas seulement d’une hésitation «administrative». Comme le souligne le documentariste et théoricien Jean-Louis Comolli, le documentaire est «le contraire de l’information, des informations, le royaume de l’ambiguïté, le territoire des métamorphoses, le domaine du récit. C’est pourquoi le documentaire a fort à faire avec la fiction […]. Fiction comme force qui nous fait sortir de nos gonds. Fiction comme porte qui nous fait passer de l’autre côté du miroir narcissique où les médias nous enferment [^2]».

Le documentaire est aussi, comme la fiction, un lieu d’articulation entre la subjectivité du regard et la résistance des choses, la présence irréductible des corps. Non seulement le film d’Ari Folman s’inscrit dans cet espace, mais il raconte le cheminement qui va d’une subjectivité hypertrophiée, quasi pathologique, qui annule la réalité d’une participation personnelle à un événement tragique, à sa reconnaissance, sinon «objective», à tout le moins publique.

Revenons maintenant sur l’effet que provoque le film. Par exemple, sur ses premières images, où des chiens gris bleu féroces sont lancés à vive allure dans les rues d’une grande ville qui doit être Tel-Aviv, de plus en plus nombreux, de plus en plus menaçants, alors que la bande sonore résonne d’une musique primaire et caverneuse. Un début très impressionnant, qui happe le spectateur vers un monde d’effroi et de ténèbres. L’analogie est forte. Les soldats israéliens, jeunes gens âgés de 19 ou 20~ans, à peine sortis de chez leurs parents, ont traversé la guerre comme le spectateur entre dans le film: sous hypnose.

Dessinés par Yoni Goodman et mis en scène par Ari Folman, les témoignages des anciens soldats prennent en effet la forme d’un trip, d’un voyage halluciné où le sang et la violence dominent. Ce qu’ils ont vécu alors leur a paru incroyable, dépassant l’entendement. D’où des images sidérantes. Sur leurs chars, ils tirent dans le noir sans discontinuer sur un ennemi invisible, comme s’il était partout alors qu’il est vraisemblablement nulle part ; plus tard, sur l’air d’une chanson punk ou d’une mélodie aérienne, des bombes éclatent, des enfants guerriers sont tués, des corps sont criblés de balles. Oui, Valse avec Bachir raconte bien un cauchemar, éveillé cette fois, envoûtant comme une danse macabre, mais ne traduit aucune complaisance envers la guerre ou les images de guerre. Les trouées poétiques du film, sortes de moments en suspension — le rêve d’une femme géante et nue sur la mer, une apparition ingénue à un barrage, la «valse» du soldat sous les tirs… –, sont aux antipodes d’envolées lyriques qui idéaliseraient la guerre. Elles suggèrent au contraire le processus de déréalisation que la guerre provoque, et qui permet de supporter la peur, la présence incessante de la mort, et l’idée de la donner, en restant comme étranger au monde.

D’où l’effort sur lui-même que doit effectuer le narrateur cinéaste — en rendant visite à un ami psy, en allant consulter une spécialiste des traumatismes… — pour peu à peu parvenir à accepter ce qui a été. Les circonstances du massacre de Sabra et Chatila, conséquence du meurtre de Bachir Gemayel, qui a déchaîné la fureur meurtrière des phalangistes, sortent des limbes du refoulement. Les questions trouvent leurs réponses, les faits s’organisent, et les images deviennent plus précises.

Ainsi, le film suit le cours d’une objectivation des événements. Et si Ari Folman a recours à quelques images d’archives pour finir, montrant des femmes palestiniennes éplorées parmi des cadavres ensanglantés, juste après la tuerie, ce n’est pas parce que le cinéaste aurait soudain perdu confiance dans ses choix esthétiques et dans le pouvoir d’évocation des dessins d’animation. Ces images «réelles» sont là au contraire pour consacrer le parcours à l’œuvre dans Valse avec Bachir , comme si l’inconscient surgissait enfin en pleine lumière, et révélait crûment sur l’écran blanc ce qu’il avait enfoui depuis vingt ans.

Auparavant, Ari Folman a désigné sans ambiguïté les responsabilités des dirigeants israéliens dans le massacre de Sabra et Chatila, Menahem Beguin et Ariel Sharon ayant sciemment laissé faire, et même couvert les crimes. Le cinéaste s’est aussi interrogé sur son degré d’implication, lui qui se tenait alors près des soldats dévolus au lancement des fusées lumineuses au-dessus des camps pour «éclairer» les phalangistes. Cette interrogation est autrement plus complexe et douloureuse. Elle est nourrie par un sentiment de culpabilité persistant qui, souterrainement, a eu aussi pour conséquence la nécessité de faire ce film. Mais avant de constituer sans doute une thérapie, Valse avec Bachir est une grande œuvre libératrice.

[^2]: Dans Voir et pouvoir, l’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Verdier, 2004.

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