Vers une société discount

La loi de modernisation de l’économie ne fait pas qu’ouvrir la porte à une libéralisation sans précédent du secteur de la grande distribution. Elle engage aussi un choix fondamental de société.

Pauline Graulle  • 12 juin 2008 abonné·es

L’économie française était-elle à ce point archaïque qu’il faille en urgence la «moderniser» ? Derrière ce terme flatteur — après tout, qui voudrait ne pas être «moderne» ?–, la loi de modernisation de l’économie (LME), censée doper le sacro-saint pouvoir d’achat des Français, annonce au contraire une régression vers une société soumise aux géants de la distribution. Au menu de ce projet fourre-tout qui compte une quarantaine d’articles, dont la généralisation du Livret A, et plus de 1~500~amendements, l’épineuse question de la réforme de la grande distribution est soumise cette semaine au débat parlementaire à l’Assemblée nationale.

Illustration - Vers une société discount


Les magasins de discount Leader Price appartiennent au groupe Casino, un des six géants de la distribution. Muller/AFP

Se fondant sur l’équation simpliste «concurrence = baisse des prix», le texte prévoit deux mesures pour «renforcer la concurrence» : dispenser de procédures d’autorisation les commerces de moins de 1~000~m² qui voudraient s’implanter, et permettre la «négociabilité» des tarifs entre fournisseurs et distributeurs. Balayant les lois Galland et Raffarin, ces mesures ouvrent un boulevard à la prolifération des enseignes de hard discount et offrent la possibilité aux distributeurs de pressuriser les fournisseurs pour obtenir leurs produits à moindre coût. «Les consommateurs auront accès à plus de supermarchés et donc aux prix les plus bas» , s’est réjouie Christine Lagarde, ministre de l’Économie d’un pays qui se place déjà dans le peloton de tête en nombre d’hypermarchés par habitant. Et de faire miroiter la création de 50~000~emplois par an dans le commerce.

Calqué presque mot pour mot sur le rapport Attali, le volet sur la grande distribution de la LME reste en travers de la gorge de nombreux députés. Y compris de droite. Loin de l’angélisme gouvernemental, certains ont effet compris qu’au lieu de favoriser une «saine» concurrence, la loi entraînera l’inverse de ce qu’elle prétend amorcer : le renforcement du monopole des six groupes qui détiennent le marché juteux de la grande distribution, ainsi que ses antennes hard discount que sont les magasins Ed (groupe Carrefour) ou Leader Price (Casino).

Pour Jean-François Roubaud, président de la Confédération générale du patronat des petites et moyennes entreprises (CGPME), cette loi est «un leurre»: «Elle renforcera la fausse concurrence entre les grandes surfaces qui s’entendent entre elles pour augmenter en douce les prix. Quant au petit commerce, il ne pourra pas rivaliser avec les discounters… Intermarché a déjà annoncé qu’il multiplierait par deux ses magasins hard discount [les enseignes Netto, ndlr]. La Hollande a libéralisé d’un coup le secteur de la grande distribution. Résultat : une perte nette de 15~000~emplois en deux ans et un pays défiguré par les grandes surfaces.»

Car il en coûte de vouloir casser les prix au lieu d’augmenter les salaires. D’abord sur le plan humain : «En poussant à la baisse des prix, on va mettre encore plus de pressions sur les salariés, qui en ont déjà énormément dans la grande distribution», explique Jean-Christophe Le Duigou, secrétaire de la CGT. Salaires au rabais, temps partiels subis, management par la peur… Les grèves des caissiers du mois de février l’ont cruellement rappelé : il ne fait pas bon être travailleur dans la société du tout-discount.

Mais, en sacrifiant le commerce de proximité sur l’autel du pouvoir d’achat, la LME n’est pas seulement un cadeau offert de bon cœur aux dirigeants des hypermarchés. Elle porte aussi un coup fatal à toute la chaîne de production : «En plus de développer les produits alimentaires bas de gamme fabriqués sans aucune considération écologique, en plus de dégrader l’urbanisme en créant des zones en périphérie des villes où les supermarchés vont pousser comme des champignons, le hard discount détruit des pans entiers de l’économie nationale !» , remarque François de Rugy, député Vert de Loire-Atlantique. Au nom de l’idéologie de l’hyperconsommation portée par l’hyperprésident, les importations et les délocalisations dans les pays où la vie est moins chère — et surtout le travail — ne feront en fin de compte que s’accélérer.

«Le consommateur est rendu complice d’une spirale infernale , analyse Christian Jacquiau, commissaire aux comptes et auteur de l’ouvrage les Coulisses de la grande distribution [^2]. La mort annoncée du petit commerce, déjà disparu de la moitié des communes françaises et qui crée pourtant trois fois plus d’emplois que la grande distribution, aura des répercussions sur le tissu industriel et agricole. Et donc sur les cotisations sociales, les retraites, la Sécurité sociale… La paupérisation généralisée est en marche.» Aux magasins low cost, la société qui va avec…

Pourtant, à l’heure du Grenelle de l’environnement et de la flambée du pétrole, le développement d’un commerce de centre-ville semblait s’imposer. Le soutien à une production plus équitable aussi. Mais la diversité des productions pour lutter contre la malbouffe et la protection des liens sociaux sont loin, très loin, de la conception gouvernementale de la modernité.

[^2]: Albin Michel, 2000.

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