La vie devant soi

Troisième cause de mortalité chez les 15-24 ans, le cancer des jeunes ne bénéficie pas d’une prise en charge spécifique malgré son impact sur leurs relations, leur sexualité, leurs projets professionnels et personnels…

Mathilde Azerot  • 3 juillet 2008 abonné·es

Le cancer. Tout le monde sait qu’il y sera confronté au cours de son existence, de près ou de loin. Un homme sur deux en sera atteint et une femme sur trois, selon l’Institut national du cancer. Le mot a longtemps été entouré de silence, tant il renvoie à la vieillesse et à la mort. Aujourd’hui encore, l’association jeune et cancer reste quasi oxymorique : à 15 ou 20 ans, le cancer n’entre pas dans le champ des possibles. Pourtant, « le cancer est la troisième cause de mortalité chez les jeunes, juste derrière les accidents de la route et les suicides » , rappelle Marie-Aude Sevaux, présidente de Jeunesse solidarité cancer (JSC). Une association qui vient de publier les témoignages de douze jeunes, âgés de 15 à 24 ans au moment où la maladie leur a été diagnostiquée. « Ce livre est né de l’envie et du besoin des jeunes et de leur famille de faire connaître cette réalité. » Près de 2 000 nouveaux cas sont détectés chaque année. Un quart en meurt.

Illustration - La vie devant soi


Un jeune homme atteint d’un cancer, au centre Léon-Bérard à Lyon.
Merle/AFP

« La seule référence que j’avais s’appelait Lance Armstrong » , lance Benjamin, 31 ans, qui témoigne dans le livre. En 2000, en pleine préparation du Capes de philosophie, il apprend l’impensable : il est atteint d’un cancer des testicules. Il a 23 ans. Soigné à l’hôpital Cochin à Paris, il est pris en charge dans le service des adultes en compagnie de personnes âgées. « L’intérêt de ces témoignages, c’est de mettre l’accent sur la tranche d’âge : entre la prise en charge du cancer de l’enfant et celle de l’adulte, il faut reconnaître une spécificité au cancer des jeunes », estime le jeune homme, qui enseigne aujourd’hui la philosophie dans le secondaire. Une spécificité non encore reconnue : selon leur âge, les jeunes atteints sont traités soit en pédiatrie, soit dans les services pour adultes.

Comment partager sa maladie ? Camille a rejoint JSC en janvier 2007. « Pour la première fois, je pouvais rencontrer des personnes qui avaient eu la même chose que moi, au même âge, et qui avaient un autre rapport à la maladie », raconte-t-elle. L’année de ses 20 ans, après une période de grande fatigue longtemps attribuée à une déception amoureuse, les résultats de la biopsie tombent. « L’annonce a été assez froide, se souvient-elle, c’est seulement maintenant que je m’en rends compte. Le médecin m’a pris entre quatre yeux, toute seule, ma mère était restée dans la salle d’attente. Il m’a dit que j’avais la maladie d’Hodgkin, qu’il y avait deux types de traitement, et m’a fait la liste des effets secondaires. Il a ajouté qu’il faudrait peut-être envisager de faire ma licence de musicologie en deux ans. »
L’attitude du personnel soignant est souvent vécue comme une violence supplémentaire au traumatisme lié à l’annonce de la maladie. Un choc d’autant plus cinglant pour ces adultes en devenir. Car la maladie n’a pas le même retentissement sur le développement social, psychique et affectif d’un adulte dont la vie personnelle et professionnelle est déjà bien établie que sur celui d’un adolescent en pleine construction identitaire, ou d’un jeune adulte qui goûte tout juste à l’indépendance et voit s’évanouir soudain ses projets. Les études et l’entrée dans la vie active, deux échéances par nature inquiétantes, se trouvent exacerbées avec l’épreuve de la maladie. Décidé, coûte que coûte, à passer son concours de philo, Benjamin a été contraint d’adapter son planning de révisions. « J’avais une temporalité à moi, je travaillais quand je pouvais », se souvient-il. Seul et en bibliothèque, au gré de l’énergie du moment. Une pugnacité qui lui a permis de vivre sa maladie mais surtout de se concevoir un avenir.

L’entrée dans l’âge adulte est aussi celui de l’épanouissement de la vie sexuelle. Un aspect fondamental entravé par la métamorphose d’un corps parfois devenu méconnaissable du fait des traitements et de leurs effets secondaires : perte des cheveux, fatigue, affaiblissement, amaigrissement… « Ils se sentent souvent indésirables, explique Gabrielle Marioni, psychologue en pédiatrie à l’Institut de cancérologie Gustave-Roussy. Ils ne reconnaissent plus leur corps, et la libido peut devenir inexistante. C’est toute la sexualité qui est brisée au moment où ils commençaient justement à avoir une vie sexuelle plus aboutie. »
Camille a attendu sept ans avant de s’engager à nouveau dans une relation amoureuse. Quand les traitements s’achèvent, la période dite de rémission est une nouvelle épreuve : de nouvelles angoisses apparaissent, dont celle, constante, liée au risque de rechute. C’est le syndrome de Damoclès. Alors que son cancérologue s’était montré confiant, assurant que la récidive, pour le cancer des testicules, ne concernait que 1 % des cas, Benjamin a dû encaisser l’annonce d’un deuxième cancer, deux ans après le premier. « Même s’ils estiment que je suis guéri depuis un an, que je n’ai plus de visites de contrôle, je ne suis pas tranquille, je me méfie toujours » , avoue-t-il.
« L’après a sûrement été la période la plus douloureuse pour moi, confesse Camille, j’ai été fatiguée toute l’année qui a suivi, je me déplaçais lentement parce que je n’avais pas assez de globules rouges. Je pense que je devais être en état de choc, j’étais triste. » La lourdeur des traitements et les effets secondaires engendrés par les chimio et radiothérapies laissent parfois des séquelles irréversibles. Le spectre du cancer pèse sur l’avenir et réapparaît aux instants les plus intimes et les plus déterminants de l’existence. Particulièrement lorsque se pose la question de la parentalité. « Il y a deux ans, j’ai commencé à avoir des angoisses, à me dire qu’il était possible que je sois stérile, explique la jeune femme, aujourd’hui âgée de 30 ans. J’essaie de me raisonner. Je pense que c’est un passage obligé. »
Complexe, voire douloureuse pendant la maladie, la relation aux autres est elle aussi bouleversée au moment de la guérison. L’entourage, également en souffrance, modifie souvent involontairement sa conduite vis-à-vis du convalescent, et l’environnement protecteur qui s’était créé autour du malade s’étiole. « Il fallait retrouver une vie normale, se souvient Camille, il n’était plus question de ma maladie, alors, je n’en parlais plus. » C’est sans doute l’une des raisons qui l’ont poussée à témoigner. « Ce livre m’a permis de dire la vérité, enfin, de me dire la vérité, rectifie-t-elle, que c’est légitime que ça me travaille toujours, dix ans après. Ce n’est pas forcément un problème, mais je l’avais longtemps considéré comme un problème à résoudre. » Réflexion que partage Benjamin. « Il y a quelque chose de thérapeutique dans le fait de témoigner, c’est à travers le récit qu’on trouve un sens aux choses. »

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