Le dernier baril

Nous sommes en mars 2050. Les réserves de pétrole sont toutes épuisées. À Dubaï, la société de vente Sotheby’s met aux enchères une drôle de relique. Fiction.

Claude-Marie Vadrot  • 24 juillet 2008 abonné·es

Ce samedi 19 mars 2050, il y a foule sur le port de Dubaï, dans l’immense hangar solaire climatisé par les rejets de l’usine de dessalement, où la maison Sotheby’s organise la mise aux enchères du dernier baril de pétrole brut, puisé quelques jours plus tôt et à grand-peine dans le sous-sol de l’émirat, d’où ne sortent plus guère que des eaux salées et sales.

Les acheteurs, collectionneurs, pétroliers retirés des affaires ou reconvertis dans les minicentrales nucléaires et nouveaux milliardaires de l’énergie solaire ou éolienne sont venus, chacun à leur façon, célébrer la fin d’une époque. Et admirer, durant la matinée, les trois barils rutilants sous les projecteurs – car il y en a trois, contrairement à ce qui a été annoncé : deux recouverts d’une peinture à l’argent et le troisième d’une fine pellicule d’or, une final touch donnée dans un atelier de l’aéroport désaffecté depuis cinq ans. Mais, probablement en raison des difficultés grandissantes de transport, l’assistance n’est pas aussi importante que l’avaient imaginés les responsables vénézuéliens de Sotheby’s.

C’est à 16 heures que le commissaire-priseur, un Belge arrivé sur place après dix jours de navigation depuis Anvers, gagne la tribune, salué par la rumeur puis par les rires de la foule découvrant qu’il a abandonné en coulisses le costume ­trois-pièces traditionnel pour une combi­naison de pompiste américain du ­XXe siècle. Passé la surprise, quelques applaudissements, puis beaucoup, couvrent les premiers rires. Les enchères peuvent commencer. En anglais, tandis que dans la salle beaucoup de spectateurs règlent les écouteurs assurant une traduction en arabe.

« Mesdames et messieurs, nous allons procéder à la mise aux enchères publiques des trois fûts du produit qui a fait pendant près d’un siècle la richesse de cette région. Je sais que beaucoup d’entre vous ressentent une certaine émotion à l’idée de cette vente symbolique, et j’espère que les montants des enchères seront à la hauteur de cette émotion dont je vous rappelle qu’elle a provoqué il y a quelques jours le suicide du président directeur général de la société Iran-Total, qui avait personnellement assisté à l’extraction des dernières gouttes d’or noir de Dubaï. Je vous demande un instant de recueillement… »

La minute de silence écoulée, la vente commence par une mise à prix de 6 000 yuans pour l’un des deux fûts recouverts d’argent, la monnaie chinoise dont le monde entier a fait son unité de compte de référence, en concurrence avec l’euro depuis maintenant une vingtaine d’années. Après avoir démarré lentement, les enchères s’emballent brusquement, et le baril est rapidement adjugé pour 25 000 yuans à l’ancien directeur de l’aéro­port, reconverti dans l’élevage de vaches laitières, dont il exporte la production à travers tous les pays du Golfe, avec des bateaux à voiles réfrigérés qui font du cabotage jusque dans le chott El Arab, l’estuaire commun du Tigre et de ­l’Euphrate.

Pour le deuxième fût argenté , les enchères, plus molles, s’arrêtent à 22 000 yuans malgré les efforts du commissaire-priseur, ­rappelant que le produit de la vente sera affecté prioritairement aux enfants errants des anciens villages sibériens pétroliers peu à peu abandonnés par les gouvernements du petit-fils de Poutine. En fait, tout le monde attend les enchères du « baril en or » ; dans la salle comme au bout des quatre téléphones installés par les assistants du commissaire-priseur.

Celui-ci regarde le parterre très attentif puis annonce : « Mesdames et messieurs, le dernier baril de brut de Dubaï est mis à prix à 20 000 yuans. J’ai preneur à 25 000 à droite, 30 000, 40 000 à monsieur, 45 000 au téléphone, 50 000 devant moi, 60 000 à nouveau au téléphone… » Au bout d’une demi-heure, le marteau tombe, adjugeant le fût doré à 300 000 yuans. Une jeune femme se lève, saluée par les applaudissements de la salle, tandis que les assistants raccrochent leurs téléphones. Les journalistes se précipitent, anxieux de connaître le nom de celle qui va emporter le symbole d’une civilisation en train de disparaître. Elle se présente comme une ancienne écologiste, présidente d’une grande société norvégienne lancée dans le monde industriel en produisant de l’hydrogène à l’aide d’éoliennes installées sur la plate-forme continentale du pays : « Nous avons tenu à rapporter en Norvège ce pétrole ­désormais presque introuvable, car sa disparition a fait notre fortune et a permis l’expansion de notre société, qui emploie désormais plus de 20 000 personnes à travers le monde. Il trônera dans mon bureau, mais je croyais qu’il nous coûterait bien plus cher. »

Comme en écho , descendant de la tribune où il a officié, le commissaire-priseur se déclare déçu de la modicité de l’adjudication : « Décidément, le pétrole n’intéresse plus grand monde. » De fait, il n’est pas resté foule dans la salle pour voir le documentaire retraçant l’épopée du pétrole, depuis sa découverte en 1859 par le « colonel » Edwin Laurentine Drake à Titusville, en Pennsylvanie, une région de ce que furent les États-Unis.

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