Michael Pollak, sociologue de l’identité plurielle

Un ouvrage collectif revient sur les nombreux travaux du sociologue d’origine autrichienne Michael Pollak – trop peu reconnu en France –, de la sociologie des sciences ou de l’art au sida, ou aux survivants des camps nazis.

Olivier Doubre  • 10 juillet 2008 abonné·es

Dans un article paru en 1981 dans Actes de la recherche en sciences sociales, consacré à l’écrivain Karl Kraus, Michael Pollak écrivait : « Karl Kraus doit sa réputation de grand intellectuel moins à un message dirigé vers l’extérieur du champ intellectuel et destiné à influencer l’évolution politique et sociale, qu’à l’effet extraordinaire qu’il a eu dans les conflits entre intellectuels. Vivant les contradictions intellectuelles à un point extrêmement aigu, il s’est principalement consacré à la critique interne de son milieu. » À la lumière de l’œuvre de Michael Pollak, cette phrase pourrait concerner son auteur.
Né en 1948 à Vienne, l’Autrichien Michael Pollak arriva en France en 1971 pour étudier la sociologie, et notamment suivre le séminaire de Pierre Bourdieu. Étrangement assez mal connue en France, l’œuvre de ce sociologue autrichien qui y vécut quasiment toute sa vie se caractérise par une grande diversité d’objets, et chacun semble constituer un des éléments de la biographie intellectuelle de son auteur. Autrichien, chercheur et étranger en France, homosexuel et sociologue, plus tard malade du sida : toutes ses recherches semblent explorer en creux une part de lui-même.

Vu cette diversité, la forme du livre collectif convenait donc parfaitement pour lui rendre hommage. Dirigé par la sociologue Liora Israël et l’historienne Danièle Voldman, l’ouvrage, issu d’un colloque organisé par les deux chercheuses à l’automne 2004, réunit ainsi une dizaine de contributions (augmentées de deux textes inédits de Michael Pollak lui-même) qui composent avec brio la « biographie mosaïque » du sociologue mort en 1992. Au fil des textes, ordonnés de façon à suivre chronologiquement ses travaux, on découvre un chercheur à la vaste culture sociologique, qui commença par étudier l’organisation de la recherche en France, dans une thèse dirigée par Pierre Bourdieu. Plus largement, Michael Pollak se consacre, durant une grande partie des années 1970, à la sociologie des sciences, à l’histoire des sciences sociales et à la sociologie de la sociologie, dont le sociologue Pierre-Paul Zalio propose une analyse subtile et détaillée. Dès cette époque, comme l’écrit Jacques Le Rider, historien spécialiste de Vienne au tournant des XIXe et XXe siècles, qui reconnaît sa dette vis-à-vis des travaux de Michael Pollak, celui-ci « n’abandonne jamais le recul critique » nécessaire, quand bien même il aurait une proximité avec son objet de travail.

Au cours des années 1980, le sociologue montre une activité débordante et multiplie les publications. Autour de l’exposition « Vienne 1880-1938. L’Apocalypse joyeuse », qui a lieu au Centre Pompidou, il propose non seulement une sociologie de son formidable succès auprès du public, mais surtout une longue recherche sur le mouvement artistique viennois. Celle-ci lui permet de développer le concept qui devient central dans toute son œuvre : celui d’identité, ici « blessée » [[
Vienne 1900. Une identité blessée, Gallimard, 1984, repris en Folio Histoire, 1992.]]. Un titre qui sera repris pour le recueil d’articles paru à sa mort, en 1993, « tant la formule semblait adéquate pour décrire la thématique qui parcourt toute son œuvre »… Liora Israël et Danièle Voldman soulignent l’ampleur de ces travaux sur Vienne, qui « articulent une histoire des intellectuels, centrée sur des figures comme celles de Karl Kraus ou de Sigmund Freud, une histoire politique de l’austro-marxisme, et bien sûr une sociologie de la culture » . Également historien – il fut recruté par l’Institut d’histoire du temps présent –, il adopte une démarche d’abord marquée par l’interdisciplinarité, voire par un réel « irrespect des frontières disciplinaires » , même si « l’apparente dispersion des objets de recherche » forme néanmoins assurément une œuvre « cohérente ».
Or cette cohérence apparaît justement dans son travail sur de la notion d’identité. Il construit en effet une sociologie des épreuves, qui façonnent les identités, à partir des témoignages de rescapés des camps de concentration nazis ou des homosexuels frappés par le sida. Identités sexuelles, identité sociale, question de la mémoire de la Shoah sont des thèmes – où il fut bien un précurseur – qui « constituent aujourd’hui des champs de recherches à part entière » . Au départ très marqué par la sociologie de Pierre Bourdieu, il en retient certains aspects mais évolue vers l’interactionnisme de l’école de Chicago (de Goffman, Becker ou A. Strauss), qui a beaucoup travaillé sur les situations de déviance, les stigmates des minorités discriminées ou les institutions totalitaires. Il faut d’ailleurs souligner son intérêt constant pour les diverses méthodes sociologiques et l’histoire de la discipline, à travers de très nombreux articles…

Le sociologue Cyril Lemieux analyse son rôle pionnier en matière de sociologie des épreuves, qui se développera considérablement dans les années 1990, et propose une relecture fine (et particulièrement brillante) de l’Expérience concentrationnaire, son dernier livre, écrit alors qu’il se débattait lui-même contre le sida. « Cas anthropologique limite » , l’expérience du camp de concentration, relatée dans les témoignages de survivants et certains entretiens qu’il mène, est un moment où l’identité sociale des déportés est sans cesse menacée. Il montre ainsi que ceux qui ont survécu sont d’abord ceux qui sont parvenus au « maintien de leur identité » , les formes de socialisation avant la déportation et les empreintes culturelles antérieures étant capitales en ce sens. Cyril Lemieux pointe en outre un des éléments majeurs du raisonnement de Michael Pollak : le « postulat du pluralisme » . Le changement induit par la violence et la brutalité « inouïes » subies par les détenus du camp exige d’eux « un travail pour empêcher l’éclatement complet de leur moi » , c’est-à-dire un « un travail d’ajustement et de mise en cohérence » , régulier, pour « continuer à être ce qu’ils sont aux yeux d’autrui comme à leurs propres yeux ». L’identité sociale doit donc être pensée comme une « performance » à renouveler en permanence. Et Michael Pollak de conclure en citant une phrase de Max Weber : « L’identité n’est jamais, du point de vue sociologique, qu’un état de choses simplement relatif et flottant. »

Dans la continuité de ce travail sur les survivants, un autre champ de recherche, mené en même temps, allait être inauguré par Michael Pollak : l’épreuve du sida, qui frappait alors en priorité les homosexuels tout au long des années 1980. Ayant déjà initié, dès 1982, un très innovant « système d’observation en milieu homosexuel » avec la parution cette année-là, date de dépénalisation de l’homosexualité en France, d’un article resté célèbre, « Homosexualité masculine ou le bonheur dans le ghetto ? » , le sociologue se consacra de manière extrêmement active aux premières enquêtes auprès des personnes atteintes par le VIH et sur leurs mobilisations collectives. Devenu rapidement un des spécialistes en France, mais aussi à l’ONU, de la maladie, ce champ – qu’il déclara « prioritaire » – fut pour lui, jusqu’à sa disparition, l’occasion privilégiée pour tester « une situation quasi expérimentale de mise à l’épreuve des valeurs de tolérance, de liberté individuelle et des capacités d’une société moderne à répondre rapidement à une menace imprévue pour la santé ». Une épreuve qu’il ne put surmonter, mais qu’il contribua grandement à combattre.

Idées
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