L’Algérie ou la « conversion » de Pierre Bourdieu

Tassadit Yacine a réuni des textes de Pierre Bourdieu sur l’Algérie, écrits pendant la guerre d’indépendance et après. Ils témoignent de l’entrée du chercheur « en sociologie » et de l’élaboration de ses principaux concepts.

Olivier Doubre  • 11 septembre 2008 abonné·es

Le 2 avril 1998, lors d’une réunion à l’Institut du monde arabe organisée au lendemain de la disparition d’Abdelmalek Sayad, éminent sociologue des phénomènes migratoires, Pierre Bourdieu, particulièrement ému, rendait un hommage appuyé à celui qui avait d’abord été son étudiant puis son collègue, dès ses premières recherches sur la société algérienne. Il prononça alors ces mots : « Abdelmalek Sayad incarnait la vision juste, le regard à la fois proche et lointain, intime et distant qui convient au sociologue. […] Il s’est voulu écrivain public qui transcrit et transporte une parole à la fois intime et publique, confiée, comme un message personnel, à une personne digne de confiance, capable de l’accueillir, de la transmettre à qui de droit. »
Relus quelques années plus tard, après la disparition en 2002 de Pierre Bourdieu, ces propos semblent aujourd’hui étrangement correspondre autant à Sayad qu’à leur auteur…

Illustration - L’Algérie ou la « conversion » de Pierre Bourdieu


Comme de nombreux jeunes de sa génération, Pierre Bourdieu est appelé en Algérie en 1955. Couillard/AFP

La raison en est peut-être que les deux hommes, malgré des parcours personnels et des formations intellectuelles très différents, ont pratiquement appris leur métier de sociologue ensemble, ayant mené « en tandem » leurs premières enquêtes sur les paysans kabyles ou les sous-prolétaires algériens durant les terribles dernières années de la guerre d’indépendance. De là était née entre eux une profonde amitié : après plusieurs recherches où Sayad, encore étudiant, avait permis, grâce à sa connaissance du terrain et de la langue berbère, à son professeur (alors assistant à la faculté d’Alger) Pierre Bourdieu d’entrer en contact avec la population algérienne, ce dernier décida de cosigner avec lui son troisième livre, le Déracinement (Minuit, 1964). Après la publication en 1958, après son service militaire, d’un petit « Que sais-je ? » très remarqué, Sociologie de l’Algérie (dont le titre sonnait à lui seul comme une provocation pour les partisans de l’Algérie française puisqu’était refusée alors l’existence même d’une nation algérienne), le geste de signer avec un Algérien ce nouveau volume, deux ans après l’indépendance, était, comme le rappelle Tassadit Yacine, « loin d’être banal, [sa] valeur symbolique allant à l’encontre de la perception dominante du champ scientifique français qui excluait les Nord-Africains. Pour une élite bien-pensante, la reconnaissance d’un étudiant algérien comme chercheur éventuel sur la société algérienne constitue en vérité une prise de position éminemment subversive ».
En somme, cette rencontre avec Abdelmalek Sayad, qui coordonna toute la collecte ethnographique des recherches de Pierre Bourdieu en Algérie, symbolise pour le sociologue français le véritable « bouleversement de trajectoire » , à la fois « biographique et intellectuelle » , dont ce séjour est à l’origine pour le futur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France.

Si ses ouvrages majeurs sur l’Algérie sont bien sûr toujours disponibles, nombre de ces textes, parus dans des revues scientifiques ou des ouvrages collectifs entre 1959 et 2003, étaient devenus difficilement accessibles. Rassemblés et présentés avec brio par Tassadit Yacine, anthropologue à l’EHESS, d’origine algérienne, qui noua des liens étroits avec Pierre Bourdieu, ils offrent aujourd’hui la possibilité de (re)découvrir un pan important de l’œuvre du sociologue et apportent en particulier un éclairage sur le « premier Bourdieu ». Ils permettent surtout d’appréhender l’importance déterminante pour le jeune agrégé de philosophie de sa mobilisation (1955-1957) comme appelé du contingent dans ce qui était officiellement appelé « opérations de maintien de l’ordre en Afrique du Nord » . Deuxième classe, il avait refusé d’intégrer l’école d’officiers à laquelle le fait d’être normalien lui donnait droit. Cette douloureuse expérience dans une armée où le racisme, la torture et les violences contre les populations civiles sont monnaie courante le décide à s’intéresser à la société algérienne qu’il découvre alors : il se lance ainsi dans la rédaction du Que sais-je ? , à la fois pour tenter « de dire aux Français, surtout de gauche, ce qu’il en allait vraiment d’un pays dont ils ignoraient à peu près tout » , mais sans doute aussi, reconnaîtra-t-il plus tard, « pour conjurer la mauvaise conscience de témoin impuissant dans une guerre atroce » [^2]. Alors qu’il se destinait, comme la plupart des normaliens, à la discipline la plus prestigieuse qu’est la philosophie, cette « conversion » vers l’ethnologie et la sociologie, d’abord pensée « à titre provisoire » du fait de circonstances exceptionnelles, se révèle en fait une « rupture décisive avec l’expérience scolaire » et, comme il souhaite se confronter au réel, l’expression d’une « volonté quasi sacrificielle de répudier les grandeurs trompeuses de la philosophie » en ce qu’elle a « d’irréel, sinon d’illusoire [^3] ».
Au-delà de la place fondamentale de la guerre d’Algérie dans le parcours personnel et intellectuel du sociologue, les textes aujourd’hui réunis, dont une grande part ont été écrits et publiés pendant sa période d’enseignement en Algérie (1957-1960) ou immédiatement après, présentent ainsi l’intérêt de mettre en lumière combien, dès ses premières recherches de terrain, le futur directeur du Centre de sociologie européenne renouvelle en profondeur l’ethnologie et la sociologie de l’Algérie alors en guerre, quand ces disciplines étaient, à la faculté d’Alger, quasi exclusivement entre les mains des tenants du système colonial. Aussi, ses travaux y font très vite grand bruit, lorsque, s’appuyant souvent sur le travail de l’anthropologue Georges Balandier – qui, dès 1951, avait défini les particularités d’une « situation coloniale » –, il décrit le processus de « déculturation » et les phénomènes de « désagrégation sociale » de la civilisation autochtone, soumise à une interaction inégalitaire avec la civilisation occidentale. S’intéressant à la société rurale (qui le touche aussi du fait de ses propres origines béarnaises, cf. l’extrait ci-dessous), il n’hésite pas, à partir d’entretiens avec des paysans et des études statistiques, à montrer la « véritable opération de “chirurgie sociale” » mise en œuvre depuis 1830 à travers différentes lois foncières. Mais ces recherches s’attachent aussi à analyser les effets des mesures prises depuis le début de la guerre, comme les camps de regroupement, qui ont pour conséquence les processus de « déracinement » de pans entiers de la population algérienne. Tous ces écrits ne tardent pas à attirer l’attention de l’extrême droite, très implantée à la faculté d’Alger, et, menacé, Pierre Bourdieu devra rapidement quitter l’Algérie, en 1960, Raymond Aron lui proposant alors opportunément de devenir son assistant à la Sorbonne.

Un autre apport extrêmement important des textes ici réunis est d’éclairer comment le sociologue met au point, en pleine guerre, une méthodologie originale d’enquête et la formation des principaux concepts qui parcourront par la suite toute son œuvre. Il inaugure là ses nombreuses réflexions sur la question de la réflexivité en sciences sociales, alors que la guerre impose de s’interroger en permanence sur « les raisons et les raisons d’être de l’enquêté » ainsi que sur les « motivations et les intentions de l’enquêteur ». En outre, Pierre Bourdieu, à partir de ces « terrains » algériens, n’hésite pas à utiliser les statistiques ou la photographie, posant là les premiers jalons d’une démarche interdisciplinaire qui constituera notamment l’une des principales originalités de sa revue, Actes de la recherche en sciences sociales, qu’il fondera en 1975. Plus largement, on peut avec Tassadit Yacine observer dès les premiers textes de la période algérienne ce qui apparaît comme la particularité d’un « mode d’intervention politique » du chercheur, qui ne cessera d’utiliser les sciences sociales au profit d’une critique de la domination sociale et des sociétés contemporaines, jusqu’à la Misère du monde (Seuil, 1993) ou la Domination masculine (Seuil, 1998)… Ces « conditions d’enquête extraordinairement difficiles (et risquées) » rencontrées durant la guerre d’Algérie auront sans aucun doute, selon le mot de Tassadit Yacine, eu pour « contrepartie d’aiguiser le regard du sociologue » . Ce recueil contribue à aiguiser le nôtre.

[^2]: In Esquisse pour une auto-analyse, éditions Raisons d’agir, 2004, p. 57.

[^3]: Idem, p. 58.

Idées
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