Dégâts en cascade

Les finances des collectivités locales sont asséchées par la baisse des dotations gouvernementales et la débâcle financière. Pourront-elles faire face à la crise sociale qui va déferler sur le pays ?

Pauline Graulle  • 30 octobre 2008 abonné·es

C’est la débâcle sur les marchés financiers mondiaux. Mais aussi, comme dans un jeu de dominos, tout près de nous. Dans les régions, les départements et les com­munes. À l’heure où elles préparent leur budget pour l’année 2009, les collectivités locales découvrent avec stupeur l’ampleur du bourbier financier dans lequel elles sont engluées. Piégées par la crise, prises à la gorge par un gouvernement qui poursuit la réduction drastique de ses dépenses, elles se ­retrouvent dans le même temps en première ligne pour affronter les dégâts sociaux causés par la récession.
Première raison de l’angoisse qui monte au niveau local, les conséquences de la dette spéculative contractée par certaines collectivités. Cédant au chant des sirènes des banques, notamment de Dexia – première banque des collectivités, aujourd’hui plongée dans la tourmente financière –, les élus ont ainsi eu recours à des produits structurés pour financer leur dette, contractant des emprunts à taux variables indexés sur des devises « exotiques » (yen, livre sterling, etc.). Le taux d’intérêt étant quasi-nul dans un premier temps, cette stratégie s’est avérée avantageuse à court terme. « Les taux d’intérêt n’ont pas cessé de baisser depuis le début des années 1990, et les collectivités ont effectivement gagné de l’argent, estime Alain Guengant, directeur de recherche au CNRS, spécialisé dans les finances locales. Bien entendu, elles avaient fait le pari que ces taux d’intérêts flottants ne partiraient pas à la hausse. » Hélas, les élus n’avaient pas prévu qu’une crise financière sans précédent s’abattrait sur la planète. Et que les taux d’intérêt monteraient en flèche, acculant les adeptes de ces emprunts risqués à rembourser des ­sommes records sur plusieurs années.

Illustration - Dégâts en cascade


Dexia, première banque des collectivités locales, pâtit aujourd’hui de ses produits d’emprunt spéculatifs. Faget/AFP

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« On ne doit pas prendre le risque de lier sur des dizaines d’années les deniers publics à des éléments externes à la zone euro ! »* , s’insurge aujourd’hui Jaïm Myara, à la tête de l’opposition municipale à Troyes, qui a découvert que sa ville, dirigée par François Baroin (UMP), était sur le point d’accorder une garantie à l’office HLM sur des emprunts hautement spéculatifs. En Seine-Saint-Denis, Claude Bartolone, président (PS) du conseil général, s’est lui aussi ému de ce que la quasi-totalité des emprunts de son département avaient été contractés à taux variable par son prédécesseur communiste. Même topo à Saint-Étienne : Maurice Vincent, maire socialiste fraîchement élu, a constaté que 62 % de la dette municipale était composée de produits structurés et qu’il lui faudrait débourser environ 75 millions d’euros en plus du remboursement de la dette.

Pourtant, l’affaire des emprunts risqués n’est que l’arbre qui cache la forêt. Le péril financier, aux dires de plusieurs élus, apparaît beaucoup plus préoccupant. « Pour être franc, les emprunts toxiques des collectivités sur lesquels se sont rués les médias ne constituent pas le cœur du problème », souligne Jean-Pierre Balligand, député-maire (PS) de la petite ville de Vervins, dans l’Aisne, qui assure ­n’avoir jamais contracté que des prêts à taux fixes. « Le gouvernement, qui vient d’augmenter sa dette avec ses copains banquiers pour éviter une crise systémique, est en train de nous étrangler sous prétexte de réduire une prétendue dérive des dépenses locales. On va se ­retrouver le bec dans l’eau alors qu’il faudra répondre aux besoins croissants des victimes de la crise », s’inquiète-t-il.
« On met beaucoup de choses sur le dos de cette affaire, estime de même André Robert, délégué général de l’Association des petites villes de France. Mais 2009 sera surtout la première année où les collectivités vont voir baisser leur dotation globale de fonctionnement, alors que les transferts de compétences continuent d’affluer. » Une asphyxie ­programmée qui, bizarrement, tombe quelques mois seulement après le raz-de-marée socialiste aux élections municipales…

Quoi qu’il en soit, ces restrictions budgétaires seront aggravées par les effets de la crise économique et sociale qui se dessine. La chute des prix de l’immobilier a réduit comme peau de chagrin le montant des droits de mutation, ces « frais de notaires » reversés aux collectivités, qui leur apportent des ressources importantes. Ils pourraient laisser un manque à gagner estimé à 800 millions d’euros pour la seule année 2008. Les difficultés pour obtenir de nouveaux prêts ainsi que le renchérissement du coût du crédit inquiètent tout autant. Les régions, départements et communes, qui totalisent trois quarts des investissements publics essentiels à la croissance, au développement de l’emploi et au maintien des services publics sur tout le territoire, vont devoir revoir leurs prétentions à la baisse. Malgré les cinq milliards annoncés par François Fillon pour leur venir en aide, les constructions de routes ou d’écoles, de maisons de retraite ou d’hébergements pour handicapés, tout comme l’investissement dans les infrastructures de transports ou dans l’environnement risquent d’être mis durablement en stand-by . Et les élus de se voir contraints à réaliser des arbitrages budgétaires sans grande marge de manœuvre : détresse sociale oblige, ils devront faire face à de plus en plus de dépenses pour accompagner l’augmentation du nombre de personnes relevant des minima sociaux (RMI, RSA, allocation pour l’autonomie en faveur des personnes âgées et handicapées, etc.).
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« Dans mon département, pour mettre à niveau mes collèges, il faut que je trouve 35 millions d’euros annuels sur dix ans,* soupire Claudy Lebreton, président du conseil général des Côtes-d’Armor. On va devoir augmenter les impôts locaux, mais ce ne sera pas suffisant. Il faudra aussi rogner sur la construction des routes. » Ou sabrer dans les dépenses non obligatoires : budget culturel, équipements sportifs, police municipale… Et pourquoi pas les crèches, très coûteuses, qui auront tôt fait de passer dans les mains d’entreprises privées qui ne s’embarrasseront pas de considérations sociales ?
« En termes de continuité du service public, nous allons être obligés de choisir, regrette lui aussi Philippe Laurent, maire sans étiquette de la ville de Sceaux, dans les Hauts-de-Seine. D’autant qu’il faut ajouter à cela que les bureaux de poste, les garnisons militaires, les tribunaux et les hôpitaux de proximité sont en train de déserter les communes rurales. » Bref, par un effet en cascade, c’est tout le tissu économique et social qui se retrouvera exsangue. Et la population victime d’une paupérisation encore aggravée. En ces temps de crise profonde et durable, où le chômage continue d’augmenter et le pouvoir d’achat de baisser, il suffirait d’une étincelle pour provoquer une explosion sociale.

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