Le fond de la crise

Jean-Marie Harribey  • 30 octobre 2008 abonné·es

Tous les commentateurs se demandent si le monde financier a touché le fond avec les faillites en cascade de banques et autres institutions financières, les chutes boursières et les sauvetages in extremis organisés par les États américain et européens, obligés de racheter les créances immobilières pourries et de garantir les prêts interbancaires. Nul ne peut prévoir vraiment comment les choses vont évoluer, tant les causes de la crise financière sont toujours présentes et les répercussions sur l’économie productive apparaissent de plus en plus. Si un frein puissant n’est pas mis à la circulation des capitaux et si les mécanismes comme la procédure de titrisation et les marchés de produits dérivés ne sont pas bannis, il est à craindre que la crise ne soit pas derrière nous, mais devant.

On peut toutefois dire que la crise actuelle, par son ampleur et sa globalité, révèle sa nature profonde. Au fond de la crise, il y a la transformation du capitalisme, qui a imposé depuis trente ans un nouvel ordre social et une nouvelle architecture de la finance, les deux aspects étant liés. Le premier signifie dégradation de la condition salariale et mise en concurrence des travailleurs dans le monde, longtemps niées et aujourd’hui reconnues par le FMI et l’UE. Le second concerne la concentration du pouvoir entre les mains des institutions financières, qui ont fait assaut d’imagination pour créer des techniques et des produits financiers capables de porter le mouvement spéculatif toujours plus haut, puisque le mot d’ordre était : « De la valeur pour l’actionnaire ! »
Accompagnant la financiarisation, un discours idéologique s’est installé, des médias aux chaires universitaires, pour accréditer l’idée que la finance aurait acquis une autonomie à l’égard du système productif, serait capable d’engendrer par elle-même de la valeur ; en un mot, le capital pourrait se valoriser sans passer par la case travail. Ainsi, serait justifié par exemple l’abandon des retraites aux mains des compagnies d’assurance et des fonds de pension boursicotant avec l’épargne individuelle.
À l’appui de cette faribole, une thèse savante est convoquée : les prophéties autoréalisatrices. La valeur des actifs financiers et, au-delà, celle de toutes les marchandises n’auraient plus rien à voir avec des « fondamentaux » objectifs (la valeur des entreprises pour les actions, les conditions de production pour les marchandises). Elles ne relèveraient que de considérations subjectives, amplifiées à l’extrême par les comportements moutonniers, ce mimétisme si bien décrit par Keynes, mais utilisé ici en oubliant que, derrière lui, subsiste toujours la réalité qui, lorsque la bulle a trop monté, exerce une force de rappel irrépressible. Si les bulles finissent toujours par éclater, c’est bien parce que la valeur économique réelle ne peut être créée que par le travail. La dégradation de la condition salariale, c’est-à-dire l’augmentation de l’exploitation de la force de travail, a nourri la financiarisation. Mais elle atteint un point au-delà duquel la finance plane au-dessus du vide.

Deux économistes français, Michel Aglietta et André Orléan, ont théorisé une conception de la monnaie et de la finance qui se révèle être une impasse. Ils ont eu raison de montrer que la monnaie était une institution sociale précédant les échanges : acceptée par tous, elle est à la fois expression du désir de richesse et lien social. Mais ils ont eu tort d’en déduire que le choix d’un bien comme monnaie résultait seulement d’une imitation des individus entre eux, car la monnaie est élue équivalent universel parce qu’elle est garantie par la puissance publique, et elle n’a de valeur que si, parallèlement, un travail productif est effectué. En abandonnant toute théorie de la valeur fondée sur le travail, ils ont eu aussi le tort de voir dans les excès de la finance un phénomène là encore uniquement autoréférentiel, qui s’entretiendrait de lui-même sans aucune référence avec ce qui se déroule dans la production. Cette croyance empêche de voir la crise globale actuelle comme une crise de l’ordre social imposé par le capital, et conduisait naguère Aglietta, au sujet des retraites, à croire que « la finance était capable de transférer dans le temps des richesses réelles ». La finance est seulement capable de transférer dans le temps la propriété des richesses. Encore faut-il que celles-ci soient produites. La leçon théorique de la crise est là. Au fond, la première crise de la globalisation capitaliste est l’expression de l’incapacité radicale et définitive de la finance à transformer du capital fictif (la valorisation boursière) en capital réel, qui ne peut être issu que de l’exploitation de la force de travail. Allô Marx, ici la City et Wall Street, on est en panne ! Évidemment, car il n’y a pas d’un côté un capitalisme industriel intrinsèquement bon et de l’autre une finance perverse.

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