L’Europe et la crise

Thomas Coutrot  • 23 octobre 2008 abonné·es

La crise bancaire ne fait que commencer. D’après nombre d’experts financiers, le problème des subprimes n’est qu’un apéritif en regard de la bombe à retardement des CDS ( credit defaut swaps ). Au cours des années 2002-2007, des centaines d’institutions financières ont vendu aux investisseurs des assurances contre la faillite des entreprises dans lesquelles ils plaçaient leurs capitaux. Ces produits financiers se sont développés en dehors de toute réglementation : les soi-disant assureurs pouvaient garantir des montants colossaux sans posséder eux-mêmes le premier dollar permettant de rembourser les assurés en cas de problème. Ce marché des CDS a atteint en 2008 le montant extravagant de 62 000 milliards de dollars. La multiplication des faillites d’entreprises – bancaires ou autres – est en train de transformer ces produits financiers en un poison mortel pour les institutions – souvent des fonds spéculatifs – qui les ont émis, car elles seront bien incapables de rembourser leurs clients.
L’Europe est-elle armée pour résister à l’aggravation de la crise financière ? La réponse est malheureusement négative. La « boîte à outils » commune adoptée le 15 octobre par les pays de la zone euro – garantie publique des prêts entre banques, sauvetage de toute banque en difficulté, nationalisation partielle – risque fort de ne pas suffire. Les médias complaisants ont salué « la réponse européenne à la crise ». Mais il s’agit en fait de la juxtaposition de réponses nationales. La Commission européenne est totalement hors-jeu, et la Banque centrale européenne ne sert qu’à avancer des liquidités à court terme pour éviter la thrombose immédiate.

La mise à l’écart des institutions européennes pourrait sembler normale : il n’existe pas vraiment de système bancaire européen. D’un côté, les marchés financiers européens sont totalement intégrés au marché mondial : la construction européenne, depuis l’Acte unique de 1986, a favorisé la croissance des mouvements de capitaux plus encore avec l’extérieur de l’Union qu’entre pays européens. De l’autre côté, les activités de dépôt et de crédit aux particuliers sont très cloisonnées au niveau national (peu d’Européens, sauf à l’Est, ont un compte dans une filiale d’une banque d’un autre pays européen). Il peut donc sembler à première vue logique de privilégier des solutions mondiales d’un côté, nationales de l’autre, en court-circuitant le niveau européen.
D’autant plus que les traités européens écartent par avance la possibilité d’une solution européenne à la crise financière : place centrale de la concurrence « libre et non faussée », interdiction de toute restriction à la liberté de circulation des capitaux, absence de réel budget européen, rôle étriqué confié à la BCE… On en est réduit à remercier la commissaire à la Concurrence, Neelie Kroes, de bien vouloir entériner la nationalisation des banques mise en œuvre dans plusieurs pays, pourtant menée en contradiction avec les traités, qui interdisent les aides publiques aux entreprises en difficulté.
Pourtant, si la crise financière s’aggrave, il est fort possible que les solutions nationales deviennent insuffisantes. D’abord parce que les montants nécessaires pour sauver leurs banques pourraient dépasser les capacités financières de certains États, et nécessiter une solidarité européenne. C’est le cas des pays de l’Est, où les banques d’Europe occidentale ont de nombreuses succursales, qui pourraient être fragilisés par la spéculation, à l’image de la Hongrie. Ensuite, à cause de la probable crise monétaire qui s’annonce. S’il n’y a pas de système bancaire européen, il y a bel et bien un système monétaire : mais la récession et la flambée du déficit public aux États-Unis risquent de faire fuir les investisseurs et de provoquer la chute du dollar et l’envolée de l’euro, aux lourdes conséquences pour l’économie européenne.

Un risque réel existe d’éclatement de la zone euro et de fragmentation du continent européen. Prises dans la tourmente, les élites nationales pourraient fort bien, en cas de crise sociale grave, jouer la carte du repli national, voire nationaliste et xénophobe. À l’opposé, le mouvement social européen devrait porter des propositions de réorientation radicale de la construction européenne. « L’européanisation » (plutôt que la nationalisation) des banques pourrait donner lieu à la constitution d’un pôle bancaire public à l’échelle européenne, adossé à une BCE rénovée dans ses structures et ses objectifs, responsable devant le pouvoir politique. C’est donc l’exigence d’un nouveau traité européen que les mobilisations sociales devraient porter. Un traité pour une réorientation démocratique, écologique et sociale de l’Europe, sur quatre grands axes : fiscalité européenne sur le capital avec écrêtement des hauts revenus ; fonds structurels pour l’investissement dans les priorités écologiques et sociales ; nouveaux droits de contrôle des décisions pour les salariés et les parties prenantes dans les entreprises (y compris les banques !) ; programmes d’incitation et de soutien au développement d’initiatives d’économie solidaire et de relocalisation des activités.

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