Que la crise s’aggrave !

Serge Latouche  • 13 novembre 2008 abonné·es

Sous ce titre provocateur, François Partant, banquier repenti et l’un des précurseurs de la décroissance, a publié en 1978 un ouvrage [^2] dont le message semble inspiré par l’actualité. Il voyait dans une crise profonde le seul moyen d’éviter l’autodestruction de l’humanité. « Il faudrait, concluait-il, que partout les sociétés ex-nationales autogèrent leur crise, en vivant progressivement les rapports qu’elles veulent instaurer en leur sein et entre elles. »
Dans les années de l’euphorie spéculative et financière, les journaux titraient souvent : l’économie (au choix : japonaise, anglaise, canadienne, américaine…) va bien mais les gens vont mal. C’était la conséquence des délocalisations, de la destruction des protections et des minima sociaux, de la montée de la précarité et du chômage. On peut penser qu’à l’inverse, si l’économie va mal, les gens se porteront mieux…
En apparence, il n’en est rien. Alors qu’ils font étrangement silence sur le scandale des paradis fiscaux et le privilège abusif du dollar, « décideurs » et médias n’arrêtent pas de nous seriner que les peuples du Sud vont souffrir encore plus que nous et que les précaires seront les premières victimes des traders fous. Dans cette sollicitude des grands prédateurs égoïstes, une part de propagande veut nous convaincre de la nécessité de mettre la main à la poche pour renflouer les banques et les institutions financières, dont les responsables se sont, à nos dépens, goinfrés de stock-options et de parachutes dorés.

Certes, disait déjà André Gorz en 1974, « ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.) aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches [^3] ». « Les partisans de la croissance, ajoutait-il, ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondé sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. »
« Et pourtant ! , note judicieusement Hervé-René Martin, que pourrait-il arriver de mieux aux habitants des pays pauvres que de voir leur PIB baisser ? […] La hausse de leur PIB ne mesure rien d’autre que l’accroissement de l’hémorragie. Plus celui-ci augmente, plus la nature est détruite, les hommes aliénés, les systèmes de solidarité démantelés, les techniques simples mais efficaces et les savoir-faire ancestraux jetés aux oubliettes. Décroître, pour les habitants des pays pauvres, signifierait donc préserver leur patrimoine naturel, quitter les usines à sueur pour renouer avec l’agriculture vivrière, l’artisanat et le petit commerce, reprendre en main leur destinée commune [^4]. » Effectivement, les Africains, déjà habitués à vivre dans la débrouille, ne s’en porteront pas plus mal. Cela pourrait même constituer pour eux une opportunité pour se libérer des chaînes de la dépendance économique s’ils réussissent à rompre celles de l’imaginaire. C’était aussi le diagnostic de François Partant, qui écrivait : « Que disparaissent du jour au lendemain tous les apports de “la civilisation”, il en résultera une complète désorganisation d’une économie qui se sous-développe du fait même de son organisation actuelle, ainsi qu’une désorganisation du pouvoir qui prospère sur le sous-développement, mais aucun effet fâcheux pour l’immense majorité de la population, au moins dans les pays où celle-ci est essentiellement composée de paysans et de chômeurs [^5]. »

Notre situation à nous aussi, au Nord, ne serait pas pire si nous étions capables de nous libérer de la toxicodépendance, de la consommation et du travail. Quand l’économie est en crise, la société va d’autant mieux que diminue la consommation d’antidépresseurs. Ce peut être l’occasion d’un épanouissement pour toutes sortes d’initiatives décroissantes et solidaires : Amap, SEL, autoproduction assistée, jardins partagés, etc. Il faut tout faire pour que la récession ne soit pas l’antichambre du chaos et d’un écofascisme odieux, mais au contraire une étape vers la décroissance sereine et conviviale.

[^2]: Première édition par Solin, Paris, 1978 ; réédité avec une préface de José Bové par Parangon en 2002, pp. 179-193.

[^3]: « Leur écologie et la nôtre », André Gorz, conférence de 1974.

[^4]: Éloge de la simplicité volontaire, Hervé-René Martin, Flammarion, 2007, p. 190.

[^5]: Que la crise s’aggrave, op. cit., p. 166.

Écologie
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