La crise entame l’éthique

En ces temps de baisse du pouvoir d’achat, les marques 100 % équitables souffrent de la concurrence avec les marques de distributeurs. Or, celles-ci sont très peu impliquées avec les producteurs du Sud.

Philippe Chibani-Jacquot  • 4 décembre 2008 abonné·es

« Je pense qu’il y aura un impact limité [de la crise] sur la part de marché du commerce équitable, les personnes achetant ces produits étant indifférentes à un supplément de 5 ou 10 % » du prix d’achat, expliquait récemment Pascal Lamy, directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il aurait sans doute été plus judicieux de dire que, face aux méfaits constatés du néolibéralisme, l’équité dans le commerce devenait une priorité. De plus, cette déclaration ne correspond que partiellement à la réalité. La crise du pouvoir d’achat touche la consommation équitable. Si le volume de produits vendus continue de croître (près de 12 % entre juin 2007 et juin 2008 en grande distribution selon une étude Infoscan Census IRI France), la hausse n’a plus rien à voir avec les années précédentes. « S’il n’y avait pas eu la crise, n’aurions-nous pas de toute façon atteint un palier ? » , se demande Christophe Eberhart, cofondateur de la coopérative de commerce équitable Ethiquable. Le tassement était certes inévitable après les premières années de commercialisation en grande distribution, mais la tendance s’est accélérée. La croissance n’a atteint que 8 % sur le seul premier semestre 2008 selon la même étude, qui analyse les ventes de 5 700 grands magasins.

Illustration - La crise entame l’éthique


Le café (ici, une récolte au Honduras) est le produit équitable qui souffre le plus de la crise. Sierra/AFP

Au petit jeu de la concurrence dans les rayons, ce sont les marques de distributeurs (MDD) qui tirent leur épingle du jeu. Ces produits garantis équitables par Max Havelaar et marketés par les enseignes comme Leclerc, Carrefour ou Auchan ont atteint pour la première fois les 30 % de part de marché en juin dernier et connaissent une croissance vertigineuse. Tandis qu’Ethiquable augmente son volume de vente de 1,6 % sur les six premiers mois de l’année, les MDD croissent de 65 % sur la même période ! Ce sont les spécialistes du café qui ont le plus à souffrir du mouvement, notamment Lobodis, qui a connu une baisse de 20 % de son volume sur les neuf premiers mois de l’année.
Hormis Tristan Lecomte, PDG d’Alter Eco, qui pense que « l’entrée des MDD joue en notre faveur » , les autres marques s’inquiètent de cette montée en puissance. Le fondateur d’Alter Eco estime que « les MDD font le ménage sur le marché par rapport à des marques qui n’apportaient rien en proposant un seul produit. Les enseignes veulent aujourd’hui une MDD pour le volume et une marque nationale qui prend la parole pour légitimer leur engagement ». Faire le ménage signifierait que les MDD font preuve d’engagement. Or, pour Christophe Eberhart, « les filières MDD ne fonctionnent pas comme les nôtres. Les enseignes font des appels d’offres aux industriels, qui eux-mêmes vont acheter auprès des importateurs certifiés par FLO [organisme de contrôle international]. L’industriel qui achète n’a pas la même relation et la même discussion que celles que nous avons avec les producteurs, nous n’avons pas le même engagement ». Même démonstration chez Lobodis, dont le directeur, Franck Delalande, ajoute : « Nous sommes remontés contre Max Havelaar, qui a fait de la retape pour développer les MDD. »

Aller vers la grande distribution induisait d’en accepter les règles du jeu. Tant que la croissance était forte, tout le monde s’en sortait. Maintenant que le marché se stabilise, c’est une guerre de tranchées qui s’amorce. À la suite de difficultés financières, Lobodis, torréfacteur 100 % équitable depuis 1993, a été racheté début 2008 par les Cafés Richard. Un torréfacteur spécialisé dans la vente hors domicile, qui commercialise une faible part de ses produits en équitable. Alter Eco n’a pas été référencé durant quelques mois chez Carrefour. Les torréfacteurs équitables, en général, ont du mal à maintenir un taux de croissance positif. « Les enseignes vont vouloir des marges plus conformes à leurs habitudes en épicerie, et effectivement la pression est plus forte, constate Christophe Eberhart, mais nous proposons toujours une procédure transparente avec une marge de 25 % au distributeur. »
Pour tenir face aux marques distributeurs, il faut se différencier. Ethiquable a ainsi revu ses emballages pour donner plus de place à l’explication de sa ­démarche et des problématiques du développement, avec l’appui d’un site Internet encore plus développé. « Nous espérons que notre démarche de fonds paiera auprès du consommateur » , conclut le dirigeant d’Ethiquable.

Du côté des réseaux Alternatifs, chez ­Solidar’Monde, fournisseur d’Artisans du monde, certains produits alimentaires ont subi ces derniers mois une hausse de 30 % du prix de vente. Ces augmentations ont fait l’objet d’explications aux clients. Une pédagogie qui a, semble-t-il, fonctionné, selon Solidar’Monde : « La courbe de ­chiffre d’affaires ne connaît pas de modification significative. » Toutefois, aucun chiffre précis n’a pu nous être communiqué. Quant à Andines, la coopérative continue d’afficher une progression de près de 15 % de son chiffre d’affaires. Une moindre sensibilité à la crise qui « s’explique peut-être par les liens forts entre Andines et ses partenaires », estime Michel Besson, le directeur.
Les avis se rejoignent sur un point : les crises financières, alimentaires et climatiques actuelles donnent raison aux promoteurs d’une autre vision des relations commerciales et de l’économie.

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