« La gratuité, c’est difficile ! »

Philosophe, conseiller à la Cour des comptes, Patrick Viveret[^2] travaille depuis longtemps sur les questions relatives au secteur non-marchand et à la gratuité.

[^2]: Auteur de Reconsidérer la richesse, nouvelle édition augmentée, Éditions de l’Aube, 2008, 258 p., 10 euros.

Olivier Doubre  • 24 décembre 2008 abonné·es

La gratuité n’est-elle pas un mythe dans notre système actuel d’économie de marché, où la marchandisation semble sans cesse gagner du terrain ?
Patrick Viveret : En effet, mais je voudrais d’abord préciser les termes : le système dans lequel nous vivons depuis près de vingt-cinq ans n’est pas à proprement parler de l’économie de marché, mais plutôt ce que Karl Polanyi avait désigné comme une « société de marché » (ou, selon les mots de Joseph Stiglitz, un « fondamentalisme marchand » ). C’est-à-dire qu’aujourd’hui la logique de marchandisation envahit l’ensemble de la sphère économique, aussi bien l’économie publique que l’économie « de la réciprocité » , pour ­s’étendre à des liens d’un autre ordre : politiques (ce qui s’appelle alors de la corruption), voire affectifs (ce qui donne par exemple la téléréalité). On est donc au-delà de l’économie de marché.
Cette distinction est importante aujour­d’hui parce que ce qui produit les effets d’effondrement auxquels on assiste, c’est moins le marché en tant que tel (qui, par définition, a besoin d’être régulé, un espace d’échanges ne pouvant fonctionner que s’il y a des règles et de la paix) qu’une logique d’invasion et de puissance. C’est pourquoi je pense qu’on doit parler d’ultra­capitalisme (et non de néolibéralisme), où la logique de puissance détruit les logiques ­d’échanges : ce n’est pas du libre-échange, plutôt de la libre prédation !
Pour en venir à la gratuité, c’est en effet un mythe au sens d’un horizon rêvé, mais constamment contredit. Le paradoxe, c’est que l’on observe, dans ce système de marchandisation tous azimuts, de nouvelles forces productives, liées à la révolution de l’information et du vivant, qui portent en elles des processus de socialisation, ­d’abondance et, à terme, de gratuité. On le voit dans ­l’économie numérique, où le triptyque abondance/socialisation/gratuité est présent.

Dans cette société de marché, le secteur non-marchand peut-il quand même être un modèle économique viable ?
Tout d’abord, il faut bien voir que ce qui est premier, quantitativement et qualitativement, c’est le non-marchand. Le fait que la nature ne fasse pas payer ses services, c’est l’élément premier. Tout comme le fait que la plus grande partie des rapports entre les hommes, en termes de temps, sont non-marchands. Cela signifie que le socle du non-marchand, même dans des sociétés de marché, demeure déterminant.
Pour cette raison, la question des indicateurs de richesse est fondamentale : si on appelle richesse uniquement ce qui se passe dans les échanges marchands, on annule les trois quarts de ce que j’appelle les « fondamentaux écologiques et anthropologiques » . Le marché n’est qu’un petit sous-ensemble d’une économie plus globale qui est l’économie de la gratuité. Le problème est que la gratuité ne va pas de soi. On retrouve ici la démonstration de Marcel Mauss dans son essai Don contre don  : si vous êtes dans la rivalité, la gratuité devient terrible, elle est source de domination potentielle. Pour que la gratuité soit bien vécue, il faut qu’elle intervienne, non pas dans l’ordre de la rivalité, mais dans l’ordre de l’amour, pour le dire de façon un peu basique. Il faut donc comprendre que la gratuité est difficile, car elle dépend de la question de la rivalité interpersonnelle. Cela explique pourquoi l’échange marchand, du fait de la médiation que représente l’abstraction de la ­marchandise, a pu être considéré dans l’histoire comme une libération, par rapport à des sociétés où la domination dans les liens sociaux était extraordinairement forte comme, par exemple, les sociétés à dominante religieuse.

Une société où l’on abolirait l’argent – ou la monnaie – est-elle, selon vous, enviable ?
Ce n’est pas la même chose de parler de l’abolition de l’argent et de l’abolition de la monnaie. Le fétichisme qui en vient à transformer la monnaie (qui est, normalement, un fluide au service de l’échange et de la création de richesses) en une valeur intrinsèque est révélateur d’une société profondément marquée par ce que Marx appelait la « fétichisation de la marchandise » . La monnaie, surtout dans nos sociétés de l’information, où elle n’est à 90 % qu’une information électronique, ne doit rester qu’un pur moyen et ne doit pas avoir de valeur en tant que telle. C’est pourquoi les mécanismes spéculatifs qui sont fondés sur le fait que l’argent a de la valeur sont à la source de la crise financière actuelle. J’aurais donc tendance à dire qu’on peut se passer d’argent ; en revanche, on ne peut se passer de monnaie que dans des situations où la qualité relationnelle et de confiance est très forte.
Mais, partout où n’existe pas ce degré de confiance, la monnaie est utile parce qu’elle permet d’échanger en situation de neutralité affective. Là où le religieux et le politique fonctionnaient sur un mode binaire (ami/ennemi, fidèle/infidèle, etc.), l’économie monétaire a introduit un tiers espace où on peut échanger avec autrui sans se poser la question de l’affect vis-à-vis de lui. Dans cette situation, la monnaie est utile, mais utile en tant que moyen, et non en tant que fin.

Société
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