La santé n’a pas de prix

L’accès aux soins pour les plus démunis et l’universalité de la Sécurité sociale sont considérées comme irréalistes dans une économie libérale. Ce sont pourtant les principes fondateurs de la protection sociale.

Thierry Brun  • 24 décembre 2008 abonné·es

Elle n’est pas une entreprise , n’a pas de capital, ne génère pas de profits et n’a pas d’actionnaires… La Sécurité sociale n’est, pour l’instant, pas un marché. Elle n’est pas non plus une œuvre philanthropique, bien qu’elle soit sans but lucratif et sous contrôle de l’État. Surtout, elle représente un droit : celui, entre autres, d’être soigné, « d’être aidé, d’avoir accès à des conseils, à des mesures de prévention. Ce droit est une forme de reconnaissance de l’individu par la société, une façon de lui faire une place, au titre de la solidarité » , expliquait le sociologue et médecin Didier Fassin, dans un entretien à la revue Pratiques[^2].
Appliqués depuis des décennies, ces principes fondateurs ont été oubliés ces dernières années par les gouvernements, de droite comme de gauche, mais aussi par la plupart des grands médias. Il n’est jamais rappelé que « chacun cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins » , et qu’accueillir l’ensemble de la population a constitué cet « ordre social nouveau » voulu après la Seconde Guerre mondiale. Ces fondements s’appliquent encore, théoriquement, à la protection sociale dans son ­ensemble, c’est-à-dire à l’assurance-maladie (la santé), l’assurance vieillesse (la retraite), l’assurance chômage (la perte d’un emploi), les accidents du travail et les maladies professionnelles, et la famille (allocations familiales).
L’universalité de la protection sociale et son caractère obligatoire ont apporté la gratuité d’accès à ceux qui ont peu de moyens. Des minimums sociaux ont été créés, qui donnent lieu à des versements de l’État, par exemple un minimum vieillesse pour compléter ou assurer un revenu à des retraités. Pour les assurés, l’accès « gratuit » aux soins est improprement nommé « tiers payant », car il est une dispense d’avance de frais. Les progrès accomplis par ce système ont fait dire en 2005 à Xavier Bertrand, ministre de la Santé, lors du soixantième anniversaire de la Sécurité sociale, que l’institution « a atteint ses objectifs » et qu’elle ­couvre aujourd’hui « l’ensemble de la population contre l’ensemble des facteurs d’insécurité » .

Pourtant, un tel système repose sur des ­raisonnements économiques opposés au modèle libéral. « Les ressources proviennent à la fois de cotisations prélevées sur les salaires et de financements publics. La part de ces derniers s’est sensiblement accrue durant la période récente, en particulier après la création en 1991 de la contribution sociale généralisée (CSG), qui s’est substituée à des cotisations maladies » , résume Julien Duval, chercheur au CNRS[^3].


Illustration - La santé n’a pas de prix


La Sécu s’est financée ainsi bon an mal an, avec parfois des excédents, comme au début des années 2000. Le système est ­certes dépendant de l’activité économique. Mais il est surtout lié, on ne rappelle jamais cette évidence, à la répartition des ­richesses : une société fortement inégalitaire met à mal la protection sociale. Les besoins de financement de la Sécu sont aujourd’hui intenables quand la logique marchande domine les réformes des systèmes de santé. Ce qui fait que le souci de « sauvegarder la Sécurité sociale » régulièrement mis en avant par les gouvernements s’accompagne de mesures renonçant progressivement aux objectifs d’origine.
Les problèmes financiers de la Sécu ­servent d’alibi à l’instauration d’un système de protection a minima . Le cas des franchises médicales est révélateur des principes récusant toute forme de solidarité et de gratuité. « Le discours sur le “trou de la Sécu” est une construction idéologique qui vise à faire croire que la crise est une fatalité due au vieillissement de la population et à l’irresponsabilité des assurés, pour mieux préparer les esprits à accepter bon gré mal gré la mutation vers la logique de marché , explique le chercheur André Cicolella, animateur de la commission santé des Verts. La réalité des faits est que la crise est avant tout sanitaire, car c’est en priorité l’épidémie de maladies chroniques qui explique l’augmentation des dépenses de santé. »
La Sécu est aussi privée de certaines re­cettes qui devraient lui revenir, comme le rappellent des syndicats et des partis de gauche. Ainsi, l’État mais aussi certains employeurs ne versent pas à la Sécu la totalité des cotisations qu’ils lui doivent. Dans le budget pour 2009, l’ensemble des ­mesures d’exonération de cotisations sociales représente plus de 33 milliards d’euros, et la dette de l’État, qui était apurée l’an dernier, serait de 3,5 milliards d’euros en 2008.

En trente-cinq ans, 23 plans de réforme ont réduit la part prise en charge par la Sécu. Les gouvernements « semblent revendiquer l’inégalité en tant qu’elle serait profitable à ­l’économie et paradoxalement juste » , remarque Didier Fassin. La Sécu est pourtant née de l’incapacité de cette logique à satisfaire l’accès aux soins pour tous. Elle a aussi cette vertu de bousculer les évidences défendues par les milieux économiques libéraux.

[^2]: Pratiques, n° 39, 2007.

[^3]: Le Mythe du « trou de la Sécu », éditions Raisons d’agir, 2007.

Société
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