Le nouveau Monopoly des terres agricoles
Frappés par la crise alimentaire mondiale, plusieurs pays sont partis à l’assaut de terrains étrangers. D’énormes opérations d’acquisition sont en cours, notamment dans des régions frappées par la faim.
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Sauf secret bien gardé, c’est à ce jour la plus importante transaction du genre : la Corée du Sud vient de révéler qu’elle va louer 1,3 million d’hectares de terre à l’État malgache, dans le but d’y produire des denrées agricoles qui seront rapatriées sur son marché domestique. Les parcelles seront cultivées dès 2009 en palmiers à huile et surtout en maïs. Ce dernier pourrait pourvoir à terme la moitié des besoins de la Corée du Sud, quatrième importateur mondial de cette céréale.
La superficie qui sera mise en culture, vaste comme trois départements français, représente plus de la moitié des terres actuellement cultivées de l’île. Le conglomérat Daewoo, qui agit pour le compte du gouvernement coréen, s’empresse d’informer qu’il s’agit de terres non cultivées à ce jour, dont il financerait la mise en valeur à hauteur de 6 milliards de dollars d’investissement en infrastructures – mise en culture, routes, port, etc. Les techniciens et l’encadrement viendront de Corée et d’Afrique du Sud, avec les méthodes et la technologie de l’agriculture industrielle dans leurs bagages. Comptant sur la création de 70 000 emplois locaux, principalement d’ouvriers agricoles, l’État malgache se contenterait de ces contreparties, renonçant même à percevoir un loyer en bonne et due forme pour la terre, selon le Financial Times , qui révèle l’accord [^2]. Le bail serait signé pour 99 ans.
Madagascar va louer 1,3 million d’hectares de ses terres à la Corée du Sud, qui y cultivera du maïs.
Travert/Photononstop
Depuis longtemps, les industriels du secteur agroalimentaire vont débusquer des affaires sous toutes les latitudes. Qu’il s’agisse de prendre le contrôle d’exploitations agricoles ou, plus récemment, de profiter de l’essor du marché très prometteur des agrocarburants, les investisseurs (occidentaux, surtout) ont pris pied dans les filières de production de céréales, de légumineuses, de plantes énergétiques, etc., se portant acquéreurs de terres, si nécessaire.
Mais, avec la crise des stocks alimentaires déclenchée l’an dernier, amplifiée par la spéculation financière, c’est à une vague d’investissements d’un genre tout à fait nouveau que l’on assiste. Confrontés à une hausse vertigineuse des prix internationaux, ainsi qu’au blocage d’exportations de la part de pays producteurs redoutant la pénurie pour leur propre population (en riz notamment), certains pays ont entrepris de changer radicalement de stratégie afin de réduire l’insécurité sur leurs approvisionnements : plutôt que d’importer des aliments sur un marché mondial devenu aussi peu fiable, les produire pour le compte de l’État là où c’est possible.
Depuis environ un an, on assiste ainsi, dans des dizaines de pays du monde, à une accélération frénétique de la quête de bonnes terres arables à louer ou à acheter. Aux premiers rangs des démarcheurs : des pays d’Asie et du Moyen-Orient, en déficit de production alimentaire ou de place pour cultiver, mais aux caisses remplies. Selon l’ONG internationale Grain, la Corée du Sud posséderait déjà 2,3 millions d’hectares (ha) hors de son territoire (acquisitions ou baux à long terme)
[^3]. La Chine contrôle 2 millions d’hectares agricoles, et le Japon 300 000 ha. Certains pays du Golfe sous climat désertique, particulièrement dépendants des importations alimentaires, ont réagi brutalement à la nouvelle donne. Tournant le dos aux marchés, ils ont décidé d’établir des filières de production entièrement sous leur contrôle. L’Arabie Saoudite détient ainsi au moins 1,6 million d’hectares, suivie par les Émirats arabes unis (1,3 million ha).
Si les spéculateurs se sont engouffrés sur ce nouveau terrain d’affaires, les plus lourdes de ces opérations sont engagées par des États. Le mécanisme est chaque fois assez semblable : ce sont les gouvernements qui négocient, mais l’exécution des contrats est confiée à des consortiums privés.
Au premier rang des pays « cibles », on compte l’Indonésie (1,6 million d’ha cédés) et le Pakistan (900 000 ha). Et, plus choquant, des pays souffrant de la faim de manière récurrente : outre Madagascar, les Philippines (1,3 million d’ha cédés), le Soudan (1,1 million d’ha) – où près de 6 millions de réfugiés au Darfour dépendent des Nations unies pour leur alimentation –, le Laos (700 000 ha) ou bien le Cambodge, en tractations avec le Koweït et le Qatar pour la cession de rizières, probablement plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Des informations circulent sur une opération incluant la location de près de 900 000 hectares de terres ougandaises par l’Égypte.
Opérations « gagnant-gagnant », affirment les gouvernements cédants, souvent très demandeurs. Particulièrement en Afrique, convoitée pour ses grands espaces, où les moyens manquent cruellement pour relancer des agricultures laissées à l’abandon. Les pays du Golfe se sont même entourés d’un luxe de précautions afin de garantir la pérennité d’une stratégie à long terme et de limiter les critiques : ils traitent avec des « pays frères » musulmans, qui récupéreront une partie de la production alimentaire.
Pourtant, même à supposer que les contreparties financières accordées aux pays offrants ne soient pas mesquines, peut-on rester dupe ? Dans une tribune récente [^4], Jacques Diouf, directeur général de l’agence des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO), s’alarmait sans détours de la situation : « Elle risque d’entraîner l’émergence d’un pacte néocolonial pour la fourniture de matières premières sans valeur ajoutée dans les pays producteurs, et des conditions de travail inacceptables pour les ouvriers agricoles. »
Cette nouvelle frontière agraire, qui progresse à grande vitesse, sème des bombes à retardement. Jusqu’à quand les gouvernements résisteront-ils à monnayer cette nouvelle ressource face à la pression grandissante des négociants acquéreurs ? À Madagascar, on recense 35 millions d’hectares exploitables, près de 15 fois la surface actuellement cultivée ! Pactole agricole ou suicide écologique, alors que le déboisement met déjà en grand péril l’exceptionnelle biodiversité de l’île, unique sur la planète ?
On doute en effet que les pays qui délocalisent une activité aussi stratégique que la production d’aliments de base s’embarrassent de finesses : c’est un modèle agricole à la plus fruste rentabilité qui devrait s’imposer dans ces zones franches, d’autant plus que les récoltes devront supporter des coûts de transport que la crise pétrolière va exacerber. Immenses monocultures, pesticides et engrais, OGM, déstructuration des agricultures paysannes locales, etc. Comment la population va-t-elle s’accommoder de ces immenses enclaves gérées par des techniciens étrangers, dans des pays où les conflits agraires sont chroniques ?
Quant à la cession éventuelle d’une partie de la production aux marchés intérieurs, elle agira aux antipodes du développement de l’agriculture locale. Et, à la première alerte alimentaire, la cohabitation entre ces fermes d’exportation et la population deviendra rapidement intenable.
[^2]: 19 novembre 2008.
[^3]: Grain vient de publier un rapport sur la mainmise des terres agricoles dans le monde. Voir le site .
[^4]: Le Monde, 24 septembre 2008.