La douceur sous la fureur

Michel Piccoli et André Engel donnent un nouvel éclairage à Thomas Bernhard avec « Minetti », bouleversante diatribe d’un acteur sur le déclin.

Gilles Costaz  • 29 janvier 2009 abonné·es

On a toujours joué Thomas Bernhard à la hache. Ce qui est dans le droit fil de son écriture presque forcenée. L’Autrichien a construit son théâtre sur une violence assassine et martelée : haro sur l’humus nazi de son pays, guerre aux notables au passé trouble, sus aux gens de théâtre, de musique, d’art et de culture qui se calfeutrent dans leur confort mental !
Ce colérique appelle un style de jeu coléreux. Partout on l’a interprété dans cet esprit, à travers la sphère de langue allemande et en France, où Serge Merlin et Michel Bouquet, notamment, ont servi avec un talent fou ses sarcasmes libérateurs. Et voilà que, tout à coup, on nous fait entendre Thomas Bernhard autrement. L’idée vient du metteur en scène André Engel, et c’est Michel Piccoli qui donne cette nouvelle densité. Ce tandem s’empare de la pièce Minetti et la fait résonner avec une émotion imprévue, jamais ressentie auparavant. Cela n’est pas du goût de tout le monde. Certains crient même à la trahison, comme si le théâtre n’était pas l’art de renouveler sans cesse la vie secrète d’un texte.
Minetti est l’une des pièces les plus culottées d’un écrivain qui n’a jamais eu peur de l’audace et de la provocation. Elle met en scène un acteur qui a vraiment existé, l’Allemand Bernhard Minetti. C’est d’ailleurs ce comédien qui a créé en 1974 la pièce où sa propre vie est contée et réinventée dans un foudroyant clair-obscur. Il est là, dans ce roman théâtral, attendant sur les fauteuils d’un hall d’hôtel d’Ostende la personne qui lui a donné rendez-vous. Cette personne, le ponte d’une petite salle d’une petite ville allemande, veut le voir – à moins que tout soit imaginaire – pour lui proposer de rejouer le Roi Lear . Minetti ne demande que cela, mais il a été mis au ban de la cité où il était engagé parce qu’il a refusé d’interpréter des classiques. Il n’aime que les modernes et l e Roi Lear ! C’est ce qu’il dit aux inconnues qui passent dans l’antichambre de l’hôtel. Car, bien sûr, le directeur espéré ne vient pas. Le vieil acteur ne peut que ressasser son passé, ses théories et ses espoirs.

Au lieu de fulminer, de mettre l’accent sur la fureur et la haine, Michel Piccoli creuse la douceur et la douleur, caresse la douleur et la blessure, dévoile l’amour du théâtre caché sous des invectives apaisées. Il donne aussi à voir un acteur qui va mourir et abat dans sa tête ses dernières cartes, lesquelles sont moins celles de la rage que celles de la beauté. D’où cet accord secret que Piccoli a avec ses partenaires qui ne parlent pas, les passantes de l’hôtel, Évelyne Didi et Marie-Julie Parmentier.
André Engel, avec Dominique Müller, a allégé la traduction du fin et regretté Claude Porcell. Détournement ? Non, resserrement qui, endossé par Piccoli, se transforme en coup de génie. Car Thomas Bernhard l’écorché renaît ici dans son extrême sensibilité. Des ondes d’émotion surgissent à la place de la volupté de la férocité, reléguée au second plan. C’est bouleversant, fascinant et peut-être, de la part du grand Michel Piccoli, un peu testamentaire.

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