Le fond de l’air effraie

Spécialiste de l’entre-deux-guerres, Enzo Traverso* porte un regard incisif sur notre époque, entre crise économique et société sécuritaire, qui évoque à bien des égards d’autres périodes, en particulier les années 1930.

Olivier Doubre  • 22 janvier 2009 abonné·es

Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, on a souvent fait une comparaison avec le régime du Second Empire. L’historien spécialiste de l’entre-deux-guerres que vous êtes ne ressent-il pas plutôt un parfum « années 1930 » ?

Enzo Traverso : Les comparaisons entre périodes historiques sont toujours sujettes à caution. Néanmoins, un certain nombre d’observateurs ont qualifié le style de pouvoir de Nicolas Sarkozy – je crois à juste titre – de nouvelle version du bonapartisme, en dépit des différences évidentes d’époque et de contexte. L’analogie avec le Second Empire ne me paraît pas si abusive du fait de ce mélange d’autoritarisme décomplexé, de populisme et de démagogie qui lui a permis de réaliser une alliance entre les élites financières et la « populace », entendue au sens historique qui aujourd’hui désignerait une opinion populaire, xénophobe et réactionnaire. Sarkozy a en effet réussi à coaliser toute une série de forces politiques, économiques et sociales, et la constitution d’une telle base populaire a des précédents historiques, notamment sous le Second Empire. Il y a cependant des différences fondamentales : la France du Second Empire est celle du XIXe siècle, époque de prospérité, de croissance, d’industrialisation, de foi dans le progrès et l’avenir. C’est-à-dire exactement le contraire d’aujourd’hui !

Illustration - Le fond de l’air effraie

Pendant la campagne des élections législatives d’avril-mai 1936. AFP


De ce point de vue, la comparaison avec les années 1930 serait donc plus juste…

Nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise qui est non seulement la plus grave depuis 1929 (présentée par la plupart des spécialistes comme un tournant majeur) sur le plan économique, mais aussi sur le plan géopolitique, qui s’inscrit dans un contexte international d’instabilité, dans un ordre qui n’est plus très bien défini depuis la fin de la guerre froide. De ce point de vue, la comparaison avec les années 1930 me paraît elle aussi pertinente. Ainsi, les errements ou l’impuissance de l’ONU à fixer un ordre international, à intervenir lors du surgissement de conflits armés, comme en Palestine ces jours-ci, peuvent tout à fait être comparés à l’impuissance de la Société des Nations dans les années 1930. Il y a quand même bien des différences et, malgré les aspects autoritaires ou sécuritaires des politiques de nombreux gouvernements actuellement, dont celle de Nicolas Sarkozy, je ne crois pas qu’on assiste aujourd’hui à une montée du fascisme comme ce fut le cas alors, de même qu’il n’y a pas non plus une alternative claire au capitalisme mondialisé comme le communisme a pu en représenter une à cette époque. En effet, même si on sait aujourd’hui que celle-ci s’est révélée illusoire, c’est bien ainsi que le communisme était perçu alors. Aujourd’hui, cette utopie d’une alternative n’existe pas, et les principales forces qui réagissent à la crise sont des forces qui nous posent des problèmes : on ne peut s’identifier à des forces telles que l’islamisme ou d’autres fondamentalismes religieux.

Une des questions qui occupe sans cesse, voire qui empoisonne le débat politique français, mais aussi européen, est la question de l’immigration. L’histoire n’enseigne-t-elle pas que cette question est toujours dangereuse pour l’Europe ?

Si on résonne en termes d’histoire globale, l’immigration n’est pas un problème, mais au contraire la solution ! Si l’Europe veut subsister comme continent prospère et avoir un certain avenir dans ce monde globalisé où sa place est pourtant de plus en plus réduite, ne serait-ce que du point de vue démographique, si elle veut maintenir des relations sociales avancées avec un système de retraites et de sécurité sociale, seule l’immigration peut sauver ce continent. Sur ce point, en Espagne, par exemple, il y a plusieurs millions de travailleurs immigrés, dont seulement une part infime touche une pension de retraite, mais qui contribuent de façon très importante à payer les retraites des Espagnols. Pourtant, avec la crise, les premiers à être frappés par le chômage, les licenciements et la précarité, en somme la récession, ce sont les immigrés. Il faut donc s’attendre, dans les mois et les années qui viennent, à une recrudescence des discriminations contre les immigrés, et donc sans doute aussi de la xénophobie. De ce point de vue, l’immigration sera en effet un vrai problème. La droite traditionnelle, comme l’ont déjà fait Sarkozy ou Berlusconi, va alors très certainement exploiter ce thème, afin de parvenir à capter un certain électorat, sensible à ce thème. Pour ce faire, il leur faudra adopter des mesures sécuritaires contre les immigrés, mais en même temps – et sans le dire ouvertement – trouver quand même un moyen de les faire rester dans nos pays, parce que ce sont les seuls à accepter les emplois que plus personne en Europe ne veut faire. De ce point de vue, le cas italien est tout à fait emblématique : la Ligue du Nord est le parti le plus xénophobe en Italie, mais, implantée dans le nord, riche, du pays, elle subit de fortes pressions du patronat des petites entreprises, qui représente une bonne part de son électorat et dont les activités ne pourraient pas exister sans cette main-d’œuvre venue de loin…

Les libertés publiques sont de plus en plus attaquées, et l’on parle d’un mode de gouvernance sécuritaire. Là encore, les exemples du passé montrent qu’une telle évolution est généralement de très mauvais augure…

On assiste en effet ces dernières années à quelque chose que l’on n’avait pas vu en France depuis les années 1930 ou 1940 : des rafles dans les quartiers populaires, dans les écoles, la police avec des chiens qui attend à la sortie des classes des parents d’élèves pour les embarquer et les expulser. Cela évoque immédiatement des souvenirs précis. Mais, en même temps, l’Europe de nos jours n’est en rien celle des années 1930, et je ne pense pas que l’on puisse pousser l’analogie jusqu’à considérer ces faits, certes très graves, comme les prémisses d’une politique annonçant des camps d’internement, de concentration et des déportations. Se lancer dans ce type de comparaison, selon moi, ne sert strictement à rien et surtout empêche bien souvent de comprendre ce qui est en train de se passer. Je pense en fait que nous sommes en train de vivre actuellement la fin d’un cycle qui a débuté, d’un point de vue économique, avec la crise de 1929, mais surtout, à partir de 1945, avec le développement de l’État providence et de toute une série de conquêtes sociales liées à une forte croissance et à la mobilisation du mouvement ouvrier, mais aussi à la présence du bloc communiste. Je n’ai jamais été un admirateur de l’Union soviétique, mais son existence avait à l’époque des conséquences incontestables sur les sociétés occidentales du point de vue des rapports de forces entre les classes sociales. Depuis, nous sommes passés à une nouvelle étape où l’on a adopté un système néolibéral avec le démantèlement des services publics et de la protection sociale, et, surtout, un traitement policier des problèmes sociaux. Cela explique beaucoup de choses, notamment comment on affronte par exemple l’immigration (en régularisant ceux dont on a besoin et en pourchassant pour les expulser les autres), ou les problèmes de l’université : dans une société néolibérale, il n’est pas nécessaire de disposer d’une université de masse, puisque suffit un nombre limité de « pôles d’excellence » où la recherche se limite aux matières ou aux sujets qui intéressent les entreprises. De même pour les banlieues, la solution n’est pas d’investir financièrement et socialement dans ces quartiers, elle est sécuritaire ! Loïc Wacquant l’a bien expliqué : il ne s’agit pas de réaménager des quartiers en créant des services publics, mais d’augmenter les forces de police qui y patrouillent.

Idées
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