« Le masque du néolibéralisme se déchire »

Jean Ziegler explique ici comment l’exploitation du Sud par le Nord alimente tous les ressentiments. Il montre comment la souffrance et la conscience des injustices peuvent pousser les opprimés à se mobiliser. Il s’engage en faveur des droits des Palestiniens.

Claude-Marie Vadrot  • 29 janvier 2009 abonné·es

Le 17 janvier, à l’issue d’un colloque dédié à la mémoire du Brésilien Josué de Castro, l’un des premiers à dénoncer le drame de la faim dans le monde et à s’interroger sur les solutions possibles
[^2]
, Jean Ziegler a été fait docteur honoris causa par l’université Paris-VIII. Il revient pour Politis sur les raisons des émeutes de la faim de l’an dernier et analyse, dans la lignée de son dernier livre, la Haine de l’Occident [^3], les injustices engendrées par la domination coloniale ou néolibérale des pays riches.

Illustration - « Le masque du néolibéralisme se déchire »


« La solution du conflit au Proche-Orient tient dans la création rapide de deux États dans les frontières de 1967. » Mastrascusa/AFP

Doit-on espérer de la crise économique actuelle une remise en cause de ce que vous appelez la « domination meurtrière » du capitalisme mondialisé ?

Jean Ziegler I Je suis assez optimiste. Bien sûr, il y a une souffrance réelle, 10 000 familles expulsées chaque jour de leurs maisons aux États-Unis, par exemple, le chômage qui augmente là-bas et en Europe, des recettes fiscales qui diminuent et vont réduire les interventions des États. Souffrances terribles pour des dizaines de millions de gens, donc, mais le masque du néolibéralisme se déchire, laissant apparaître les prédateurs, le capitalisme vorace et le cynisme. Quand on souffre, on commence à réfléchir, donc à agir.

Pensez-vous que le retour à des cultures vivrières, voire, en Occident, au jardinage soit un remède à la faim dans le monde et, chez nous, à l’effondrement du pouvoir d’achat ?

Oui, c’est la seule solution, pour les pays les plus pauvres comme pour les autres nations du Sud. En Europe, au-delà de la prise de conscience qu’il ne faut plus consommer de fruits hors saison, de la méfiance envers les OGM et d’une diminution sensible de la consommation de viande, s’instaurent dans nos pays – je pense aux Jardins de cocagne, notamment – de nouveaux rapports avec la terre. L’autoconsommation passe du romantisme à la politique et à la nécessité.

La gauche au pouvoir en Amérique latine peut-elle vraiment changer les choses ? Ou Evo Morales et Hugo Chavez sont-ils arrivés trop tard ?

Non, car, chacun à leur façon, ils tracent la voie pour d’autres. Ils peuvent sauver l’Amérique latine car leur légitimité démocratique n’est pas contestable. Il faut être solidaire avec ce qu’ils entreprennent, il faut les aider, ne serait-ce que pour qu’ils puissent contenir leurs extrémistes, leurs intégristes. Ils contribuent à construire des nations pluriethniques. L’élection d’Evo Morales à 53 % des voix est extraordinaire. Ce n’est pas un intello, mais un paysan, un syndicaliste. Bien sûr, il est à la merci d’un assassinat, mais si on le tue, plus aucun Occidental ne pourra mettre les pieds en Bolivie.

Existe-t-il une perspective d’atténuer la haine de l’Occident que vous décrivez dans votre livre, ou bien est-ce trop tard ?

Pour l’instant, les pays développés font tout pour l’entretenir. Ce qui se passe au Nigeria avec une exploitation pétrolière qui ne profite pas à la population, alors que la société Shell a accumulé 31 milliards de dollars de bénéfices, le montre clairement. Si l’on regarde la situation de la population haïtienne, on constate que, de janvier 2007 à janvier 2008, le prix de la farine a augmenté de 83 % et celui du riz de 69 %. Autre illustration des dégâts provoqués par une OMC [Organisation mondiale du commerce] qui n’autorise pas les pays sous-développés à taxer, pour se protéger, plus de 20 % de la valeur de leurs importations : en 2007, le Mali a exporté 380 000 tonnes de coton mais a dû importer 70 % de sa nourriture, aux dépens des cultures vivrières. Pour sortir de ce cercle infernal, pour transformer la haine en force historique de revendication de justice et de libération victorieuse, il faut que s’organisent une reconstitution mémorielle et une construction nationale dans les pays du Sud. Pour le Sud, l’occasion est belle de repartir à la conquête de soi et de sa plénitude. Aimé Césaire a dit un jour : « L’heure de nous-même est venue. »

Pourquoi avez-vous accepté de recevoir le titre de docteur honoris causa proposé par le département de géographie de l’université Paris-VIII ?

Parce qu’il s’agit d’un titre qui m’aidera à résister à la pression des pays, notamment les États-Unis, qui veulent m’exclure du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Parce que la fac de Vincennes, pour moi, c’est la liberté, la vie, les rencontres, une politique d’accueil des étrangers, qu’il s’agisse des étudiants, des enseignants ou des personnalités. Les enseignements reçus, les amitiés nouées à Vincennes ont été féconds, et cette université est connue dans le monde entier.
Un exemple : la nationalisation des compagnies pétrolières boliviennes a été préparée dans le plus grand secret par deux hommes : Alvaro Garcia Linera, vice-président d’Evo Morales, et Marco Aurelio Garcia, conseiller du président brésilien Lula. Ce qui a permis à ce dernier de dire officiellement, dès le lendemain de la nationalisation, que Petrobas, la compagnie brésilienne qui avait de gros intérêts en Bolivie, n’y voyait aucun inconvénient. Cela a été possible car ces deux hommes se sont connus et sont devenus amis à Paris-VIII, où, réfugiés politiques, ils ont pu enseigner. Quand j’ai raconté cette histoire dans mon livre, je n’imaginais pas que j’y serais un jour invité…

[^2]: Voir le Politis hors-série n° 48 « Quelles solutions pour un autre monde ? », octobre-novembre 2008.

[^3]: Éditions Albin Michel, 300 p., 20 euros.

Monde
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