L’équivoque libérale

Dardot et Laval montrent en quoi le néolibéralisme subordonne la politique et non seulement l’économie.

Denis Sieffert  • 29 janvier 2009 abonné·es

La Nouvelle Raison du monde est tout à la fois un livre théorique, une analyse économique et un récit historique. C’est ce qui fait son intérêt et c’est aussi ce qui le rend accessible. Ses auteurs s’efforcent de replacer le néolibéralisme dans son contexte et d’en retracer l’histoire à partir des années 1930 et du fameux colloque Walter Lippmann, de 1938, véritable acte fondateur de la nouvelle théorie. Le grand mérite de Dardot et Laval est d’abord de restituer leur rigueur aux mots. Non, « néolibéralisme » et « ultralibéralisme » ne sont pas interchangeables. L’un n’est pas la nouvelle mouture de l’autre. La différence n’est pas seulement sémantique. Et son intérêt ne relève pas seulement d’une casuistique réservée aux spécialistes. Elle a des conséquences politiques importantes. Le néolibéralisme, qui imprègne toute la construction européenne, est bien plus une doctrine politique. Il n’est pas un héritage lointain de la physiocratie chère à Quesnay ou au « laissez faire la nature » préconisé dès le début du XVIIIe siècle par Boisguilbert dans sa fameuse Dissertation.
Il n’est pas non plus assimilable au monétarisme de Milton Friedman ni au libéralisme des tristement célèbres « Chicago Boys » qui s’étaient mis au service du dictateur Pinochet (à moins que ce ne soit l’inverse). La nouvelle théorie se construit au contraire dans la critique du naturalisme libéral. Tout l’ouvrage dont il est question ici s’emploie à dissiper cette équivoque.

De la confusion des concepts et des mots, Dardot et Laval soulignent les conséquences. La gauche européenne, en particulier, n’a pas manqué d’en tirer profit. C’est au nom de la lutte contre l’ultralibéralisme que nos socialistes ont rallié le néolibéralisme, c’est-à-dire les privatisations et la religion de la concurrence. Parce qu’il ne procède pas d’un extrémisme libéral qui suppose un effacement total de l’État et, disons-le, de la politique, le néolibéralisme aurait les vertus sociales d’un moindre mal. Le spectre du pire tient lieu de justification morale et d’abandon d’une véritable politique de gauche.
Dardot et Laval analysent aussi l’influence du néolibéralisme dans les modes de gestion politiques. C’est l’avènement de la fameuse notion de « gouvernance ». Peu à peu, les méthodes de « management » du privé envahissent la sphère publique. Nous avons là toute la toile de fond des « réformes » de Nicolas Sarkozy. L’injonction de rendement et de rentabilité dans les hôpitaux et dans les services publics, bientôt condamnés sèchement à la privatisation ou bien à la soumission aux règles du privé.
Dardot et Laval nous montrent avec beaucoup d’efficacité en quoi le néolibéralisme, « nouvelle raison du monde », ne s’arrête pas à l’économie, mais subordonne intégralement notre vision de la politique.

Idées
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