« L’État est en pleine schizophrénie ! »

Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne, prêtre à Soweto dans les années 1980, est très impliqué dans les problèmes sociaux de la Guyane, en particulier l’immigration.

Patrick Piro  • 26 février 2009 abonné·es

Avec les évêques de Guadeloupe, de Martinique et de la Réunion, vous venez de lancer un appel pour « un changement de statut » des DOM et « l’abolition définitive de tout ce qui peut faire croire à un relent de colonialisme ou de néocolonialisme (1) » . Êtes-vous inquiet quant à l’évolution de la situation en Guyane ?

Emmanuel Lafont : Un collectif guyanais contre la vie chère s’est constitué, avec les mêmes revendications qu’en Guadeloupe et en Martinique. Il demande au moins une baisse du prix de l’essence, et sa détermination est grandissante. Il y a des barrages sur les routes, la situation est très fluctuante, personne ne maîtrise rien, on ne sait pas dans quelle direction les choses peuvent évoluer. On est vraiment sur la corde raide.
S’ajoute à cela un « interrègne » de deux mois de la représentation de l’État, pendant lesquels nous n’avons pas eu de préfet ! Le nouveau n’est arrivé à Cayenne que la semaine dernière. La question centrale qui se pose à la Guyane aujourd’hui, c’est : comment garder la tête froide ?

L’immigration semble hors de contrôle…

On est réellement dans une situation impossible où se nouent toutes les contradictions de ce pays : il est vide, on voudrait le remplir, mais on ne met aucun moyen en face. Il n’y a pas d’infrastructures, pas de logements, pas de personnel administratif pour traiter les dossiers des arrivants (compte tenu de leur nombre, trois cent fois moins de fonctionnaires qu’en métropole), il manque la moitié des greffiers au tribunal, etc. La préfecture – l’État – n’a tout simplement pas les moyens de gérer l’afflux de demandes de permis de séjour ou d’asile politique. Les associations réclament la création d’un Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada), mais vous imaginez la dimension de l’équipement pour la Guyane ? Il faudrait une caserne ! En fait, tout le monde est pris à la gorge : arrivants, administration et société guyanaise dans son ensemble. C’est déjà ­tellement ingérable que toute politique de restriction budgétaire prend ici la tournure d’une catastrophe.

Il existe une tension perceptible dans la société guyanaise. Comment vit-elle la situation ?

Nous connaissons les mêmes problèmes qu’en Guadeloupe : la vie très chère, un chômage endémique qui atteint 25 à 30 % chez certaines populations, notamment les jeunes, qui échappent totalement au contrôle des adultes – les moins de 25 ans représentent la moitié de la population. Résultat, les migrants sont détestés et exploités, il existe une forte proportion de travail au noir. On ressent cette tension jusqu’au sein de l’Église : personne ne voulait faire le boulot ici, j’ai dû faire venir cinq missionnaires du Brésil, ce qui m’a valu des lettres d’insulte.

Dans l’appel des évêques, vous appelez à « gérer au plus près du terrain tout ce qui peut l’être sans recourir systématiquement aux instances supérieures », et à « confier des responsabilités plus grandes » aux élus locaux…
Depuis deux ans, nous assistons en Guyane à un renouveau des élus, qui demandent plus de pouvoir pour l’échelon local. Cela sanctionne notamment un manque de relation tragique entre les élus et l’administration. Ici, on fait venir de métropole des fonctionnaires qui ne restent en poste que deux ans. L’État est en pleine schizophrénie !

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