Trois vies pour une femme

Les historiens Gilles Candar et Vincent Duclert ont rassemblé une douzaine d’articles de Madeleine Rebérioux, qui mettent en lumière les engagements de cette spécialiste de Jaurès.

Olivier Doubre  • 19 février 2009 abonné·es

En septembre 2002, lors de la conférence de presse organisée par la Ligue des droits de l’homme pour protester contre l’ignoble « livraison » expresse aux autorités italiennes en seulement quelques heures du réfugié politique des années de plomb Paolo Persichetti (la France reniant là pour la première fois la parole donnée au nom de la République par François Mitterrand dix-sept ans plus tôt), l’ancienne présidente (de 1991 à 1995) de cette institution centenaire, Madeleine Rebérioux, prit la parole pour répondre à la question insidieuse d’un journaliste sur la position de la Ligue sur la « question du terrorisme » . Au lieu de se lancer dans une défense de l’extradé ou un exposé du contexte politique de ces événements qui ensanglantèrent l’Italie pendant plus de quinze ans, l’historienne, alors âgée de 82 ans, s’empara de la formulation du journaliste et s’engagea dans un véritable cours d’histoire contemporaine sur les différents usages du mot « terroriste » selon les périodes, depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Passant rapidement sur 1848 puis la Commune de Paris, elle précisa que l’usage de ce mot se répandit largement au moment des attentats anarchistes en France vers 1894, puis en Russie jusqu’à la Première Guerre mondiale.

Surtout, elle insista sur la complexité d’un tel sujet en histoire et montra combien l’usage de ce terme dépendait des contextes et des enjeux politiques. Elle rappela ainsi qu’il fut d’abord largement utilisé par les nazis et le régime de Vichy à l’égard des Résistants avant 1944, avant d’être retourné par les vainqueurs contre les ultimes méfaits commis par la Milice (collaborationniste) ou les divisions SS se repliant vers l’Allemagne en pillant et massacrant des villages entiers. Cette prise de parole était typique du mode d’intervention de Madeleine Rebérioux dans la vie publique : son engagement politique se nourrissait de ses recherches d’historienne chevronnée et très respectée dans le monde universitaire, et bénéficiait de son inlassable volonté d’enseigner et de transmettre ses connaissances, pour mieux appuyer ses combats politiques et faire partager ses convictions.
C’est aussi ce qu’ont retenu les historiens Gilles Candar et Vincent Duclert de celle qui fut (entre autres) la grande spécialiste de Jaurès, dans leur préface au recueil d’articles de Madeleine Rebérioux qu’ils ont eu la bonne idée de composer trois ans après sa disparition. Ces textes se trouvaient en effet éparpillés dans nombre de revues et donc difficilement accessibles en dehors des bibliothèques universitaires. Bien qu’ayant publié une bonne quinzaine d’ouvrages, « elle préféra les articles aux livres » car, comme le rappellent les concepteurs du volume, « en bonne historienne du temps des Annales, elle préférait de toute façon l’histoire-dossier, prendre un problème et chercher à le résoudre » et « se méfiait des synthèses trop hâtives »…

Pour les deux historiens, l’œuvre de Madeleine Rebérioux, traitant principalement de la IIIe République et du socialisme de cette période, se situe justement au centre de ses « trois vies » : la recherche, l’engagement et l’enseignement. Sa vocation d’historienne s’exprimait en quelque sorte selon ces trois dimensions. Ainsi, celle qui allait contribuer à fonder en 1959 la Société d’études jaurésiennes, puis la diriger à partir de 1982 (et dont le successeur n’est autre aujourd’hui que Gilles Candar), prit la décision de travailler sur Jaurès avec, selon les auteurs de la préface, « l’impérieuse nécessité de comprendre comment les socialistes se fourvoyaient au même moment dans la guerre d’Algérie tandis que soixante ans plus tôt ils avaient fini par se porter vers la défense du capitaine Dreyfus : entre ces deux engagements radicalement opposés, entre l’honneur et le déshonneur, il y avait le courage de Jaurès et l’aveuglement de Guy Mollet » . On voit ainsi, dans ce volume, un exemple de cette partie importante de ses recherches, avec un article (coécrit avec Georges Haupt) paru dans le Mouvement social en 1963 et intitulé « L’Internationale et le problème colonial ». Ses auteurs y analysent année après année les débats entre les différentes délégations de partis socialistes nationaux avant 1914 sur cette question épineuse puisque, « lorsque naît en 1889, à Paris, la Seconde Internationale, la colonisation contemporaine est en plein essor ».

L’article montre en particulier combien le fait colonial est appréhendé de façon distincte selon que les partis sont originaires de pays eux-mêmes impérialistes ou au contraire sans colonies. Et de pointer le problème important posé par ce sujet aux socialistes des pays ayant un empire colonial, qui de fait constitue un objet de fierté au sein de leurs propres opinions publiques nationales : lorsqu’ils se déclarent publiquement contraires à l’expansion, ils subissent souvent de sévères revers électoraux. Ainsi, le parti allemand – lui-même très divisé sur cette question, avec d’un côté une aile droite favorable à la colonisation, porteuse selon elle de progrès et de civilisation pour les peuples indigènes, et, de l’autre, une aile gauche qui s’y oppose farouchement, avec en son sein Rosa Luxembourg ou Karl Liebknecht – prend finalement position officiellement contre la politique coloniale du Reich en 1906. Il perdra l’année suivante la moitié de ses sièges ! Et, lors des élections de 1912, la social-démocratie allemande « mènera sur les problèmes coloniaux une campagne “dépourvue d’emphase” et… gagnera un million de voix ! »

Texte après texte, Madeleine Rebérioux retrace les grands problèmes qui se sont posés à la fois à la jeune IIIe République et au mouvement socialiste. Ainsi, la question de la citoyenneté dans la République, intrinsèquement liée à celle des droits des femmes, exclues jusqu’en 1945 du suffrage « universel », est un sujet qui n’allait pas soi pour de nombreux socialistes, y compris Jaurès. Ayant travaillé avec elle sur cette question, notamment après 1968 à la faculté de Vincennes, Michelle Perrot, dans son affectueuse postface, souligne combien Madeleine Rebérioux y était attachée. D’autres articles reviennent sur l’histoire du droit de pétition, celui d’association, ou plus largement des droits de l’homme au sein de la République, dont elle examine notamment la confrontation dialectique avec la question des droits sociaux. Formée par le grand historien du socialisme et pilier de la revue des Annales Ernest Labrousse, qui dirigea sa thèse sur Proudhon (publiée en 1945), elle délaisse peu à peu le milieu du XIXe siècle et l’étude du courant anarchiste pour se concentrer sur Jaurès et le mouvement socialiste. Membre du PCF de 1946 à 1969, elle sera toujours une « marxiste inquiète » , comme la qualifient Candar et Duclert, et dialoguera rapidement d’égal à égal avec les plus grands spécialistes du mouvement ouvrier, tels Jean Maitron ou Georges Haupt, avec qui elle cofondera le Mouvement social, revue qu’elle va diriger de 1971 à 1982.

Toujours mue par un engagement à gauche, comme pendant la guerre d’Algérie, où elle participe aux Comités Audin ou Vérité-Liberté aux côtés notamment de Pierre Vidal-Naquet, la « priorité » de sa vie est cependant d’abord d’enseigner, et de faire de l’enseignement de l’histoire contemporaine « le principe d’une éducation intellectuelle » . Et, de fait, poursuivent Candar et Duclert, « la forme de son écriture s’en ressentait, une écriture soucieuse de la démonstration, de l’argumentation ».

La diversité des sujets abordés par l’historienne se retrouve pour une bonne part dans ce volume, qui réalise une œuvre salutaire, notamment pour les jeunes générations, de présentation de cette inlassable chercheuse. Mais cet éclectisme prolifique ne s’éloigne jamais vraiment de ce qu’elle nommait elle-même « le continent Jaurès » . Bien qu’elle n’ait jamais écrit la biographie monumentale du leader socialiste que beaucoup attendaient d’elle, mais d’innombrables textes plus courts sur lui, peut-être parce qu’on ne peut prétendre à l’exhaustivité lorsqu’on s’approche d’un « continent », Jaurès demeure toujours présent, tel un guide, tel le « centre de toutes ses vies ». Ce recueil permet aujourd’hui de (re)découvrir celles-ci. Espérons qu’il incite à se nourrir de leur exemple et de leur exigence intellectuelle.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes