Des papiers à l’arraché

Depuis un an, grèves et occupations d’entreprises ont permis la régularisation de plus
d’un millier de travailleurs sans papiers. Bilan d’une lutte efficace.

Pauline Baron  • 5 mars 2009 abonné·es
Des papiers à l’arraché
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Comme tous les travailleurs, ils triment, cotisent et payent des impôts, mais ne sont pas des salariés comme les autres, car ils n’ont pas de papiers (voir Politis n° 1036). Pour gagner cette dignité qu’on leur refuse, des milliers de sans-papiers impulsent un mouvement sans précédent en France, au sortir de l’hiver 2008. Les grèves qui émergent au sein de multiples entreprises n’ont qu’un objectif : obtenir leur régularisation et la reconnaissance de leurs années de travail au bénéfice de l’économie française. Un an après la brèche ouverte par les neuf cuisiniers du restaurant parisien La Grande Armée , dès février 2008, entre 1 270 et 1 700 salariés sans-papiers ont acquis ce sésame tant désiré pour vivre légalement en France.

Illustration - Des papiers à l’arraché

Des sans-papiers occupent depuis dix mois la Bourse du travail à Paris, reprochant à la CGT son manque de combativité. Verdy/AFP

En quelques mois, la mobilisation prend une ampleur inattendue. « Le 15 avril, cela fera un an que le mouvement a vraiment débuté », précise Francine Blanche, de la CGT. Dès cette date, « plus d’une trentaine d’entreprises d’Ile-de-France sont concernées, soit environ 500 sans-papiers » , confirme Jean-Claude Amara de Droits devant ! C’est le début d’une action qui va se propager à l’ensemble du pays et des secteurs d’activités. D’autres vagues suivent, portant le nombre de grévistes à plus d’un millier. Les syndicats finissent par s’emparer du mouvement, même si cela ne va pas sans anicroches. Pour preuve, l’occupation, depuis dix mois maintenant, des locaux de la CGT à la Bourse du travail de Paris par plusieurs centaines de sans-papiers qui reprochent à la confédération son manque de combativité et sa volonté de récupérer le mouvement.

Quoi qu’il en soit, « on ne peut accepter que des salariés se retrouvent sans aucun droit dans les entreprises » , résume Francine Blanche. Ces employés démunis de tout recours sont souvent exploités : salaires en dessous du Smic, accumulation des heures supplémentaires pas toujours payées, contrats à temps partiel pour travail à temps plein… Peu habitués à des mobilisations de ce genre, les syndicats apportent leur expertise du droit à des salariés très précaires qui le méconnaissent. Ces derniers apprennent ainsi que l’article 40 de la loi du 20 novembre 2007 autorise la venue d’étrangers pour travailler dans des secteurs « en difficulté de recrutement »…

Des occupations d’entreprises et des négociations avec les patrons sont menées pour obliger ces derniers à signer le document nécessaire à l’obtention des papiers et une promesse d’embauche, sésame pour la régularisation. « Nous constituons aussi les dossiers et accompagnons les sans-papiers à la préfecture pour les déposer. Seuls, ils risquent de se faire expulser » , indique la CGT. À la suite des premiers mouvements médiatiques, comme la grève des restaurants Buffalo Gril à l’été 2007, les premières victoires tombent dès janvier 2008. Une circulaire rend alors possible la régularisation sur demande de l’employeur, à condition que le salarié travaille dans un secteur en difficulté de recrutement avec un contrat ferme d’un an. Autre avancée : depuis le 15 décembre 2008, l’autorisation provisoire de travail suspend toute expulsion éventuelle.

À ce jour, « des milliers de personnes ont été régularisées » , se réjouit Jean-Claude Amara. Le gouvernement en annonce moins de 1 400. Difficile de tenir les comptes : des employeurs et des sans-papiers se rendent ­désormais d’eux-mêmes dans les préfectures pour déposer un dossier. En outre, si des droits ont été acquis, encore faut-il en vérifier la bonne application. Sans compter les anomalies relevées ici et là : « Ceux qui sont régularisés doivent s’acquitter de 190 euros de taxe de chancellerie concernant les personnes entrées illégalement en France, soit le double du visa légal », s’étonne Benoît Clément, de Solidaires Paris.

Parmi les travailleurs démunis de papiers, le sort des intérimaires est encore plus complexe. Pendant longtemps, le gouvernement français s’est refusé à mener des négociations les concernant : « En juillet 2008, Brice Hortefeux a affirmé qu’il n’y aurait pas de régularisations pour eux car ils n’avaient pas d’employeurs » , atteste Yannick Poulain de la CGT intérim (Usi-CGT). Le travail intérimaire n’étant pas prévu dans la ­circulaire de janvier 2008, qui pose comme critère une embauche effective d’au moins un an dans une entreprise, les syndicats et les sans-papiers sont confrontés à un vide juridique. Les locaux parisiens des principales entreprises d’intérim, Vedior Bis, Adecco et Manpower, ont donc été récemment investis par Droits devant !, Usi-CGT et Solidaires. « Nous n’avons rien contre ces agences, indique Yannick Poulain, mais ces occupations ont permis d’impulser des négociations avec la direction générale des enseignes. » « Il fallait un accord national » , confirme Francine Blanche. Le 25 février, de nouveaux critères de régularisation édictés depuis un mois ont ainsi permis la régularisation de quatre intérimaires de Man-BTP, après plus de huit mois de luttes.

Autres salariés en difficulté : les travailleurs algériens. « La France se sert d’un accord conclu avec l’Algérie et modifié récemment pour exclure ces travailleurs des régularisations » , explique Jean-Claude Amara. Droits devant ! mène des négociations avec différentes ambassades pour éviter qu’elles ne s’engagent dans un accord similaire.
Loin de s’essouffler, le mouvement poursuit ses actions. Mais des obstacles persistent. Après la mauvaise volonté de certains patrons, il a fallu faire face à celle du gouvernement. « Au début, les régularisations se faisaient rapidement, puis le gouvernement a imposé des critères, raconte Jean-Claude Amara. On est passés d’une durée d’un an à cinq ans de présence sur le territoire » pour obtenir des papiers. En outre, les retards s’accumulent en préfecture pour les demandes de régularisation. Au manque de personnel s’ajoute « peut-être une volonté politique » , selon Benoît Clément. Au-delà de la lutte sociale et de l’obtention d’un permis de séjour, les sans-papiers ont gagné cette dignité tant désirée. Pour Jean-Claude Amara, « avec 68 % de Français favorables aux régularisations, la lutte a eu la vertu de changer leur regard sur ces travailleurs ».

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