Jersey, paradis de l’insouciance

Malgré la crise, l’île anglo-normande vit dans l’espoir de préserver ses privilèges pour les financiers. Les dirigeants rejettent l’idée d’un changement profond du système économique.
profond d’une économie entièrement dépendante de la finance.

Thierry Brun  • 19 mars 2009 abonné·es

Saint-Hélier, la capitale de Jersey, n’a rien d’une carte postale. Les im­meubles de standing aux baies vitrées dominent le front de mer. D’autres sont en construction là où il reste encore de la place. La plupart sont des sièges de banque installés face au port, le long d’une avenue proprette nommée « la route de la Libération ». À cet endroit, la ville est à l’image de la City, le célèbre quartier londonien des affaires. Plus de 13 000 personnes, 23 % de la population, travaillent dans ces lieux où le secret bancaire est une religion.

Surveillé par quelques bobbies, un militant de Tax Justice Network, une des ONG qui ont organisé le 13 mars la visite guidée d’une dizaine de banques accusées de pratiquer massivement la finance offshore, explique devant l’entrée de la banque américaine Citibank que celle-ci « aurait 11 filiales à Jersey. Il est difficile de savoir combien il y a de comptes. On sait qu’Omar Bongo en a plusieurs et que Pinochet en avait un ici ». À quelques mètres, à l’angle de Castle Street, le siège rutilant d’AIG et de ses filiales en impose : l’assureur vient pourtant d’être sauvé de la faillite par l’État américain. Plus loin, la BNP Paribas et la Société générale, bénéficiaires du plan de sauvetage bancaire en France, ont installé chacune trois filiales.

« Jersey est le symbole de ces territoires opaques qui permettent de bénéficier du secret bancaire et d’une fiscalité extrêmement réduite. On ne pourra pas réguler l’économie mondiale tant qu’on tolérera ces zones de non-droit », explique Yann Louvel, des Amis de la Terre. En une vingtaine d’années, la ville est devenue le symbole d’une industrie financière qui a pris le pas sur le reste de l’activité économique de Jersey : l’agriculture et le tourisme y ont quasiment disparu.

Officiellement, l’île est un « centre financier international » qui se porte bien. Le Trades Union Congress (TUC), qui rassemble la plupart des syndicats britanniques, affirme que l’île est le plus grand paradis fiscal au service de l’économie britannique et la considère comme plus importante que la Suisse. Jersey se classe désormais au treizième rang des places financières mondiales, indique une récente étude de la City of London Corporation. « Le chief minister soutient encore que Jersey n’est pas un paradis fiscal alors que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international affirment le contraire », déplore John Kristensen, qui a accompagné la visite guidée des ONG. Le fondateur de Tax Justice Network est aussi l’ancien conseiller économique des États de Jersey à la fin des années 1980 et est toujours considéré comme persona non grata par les dirigeants de l’île après avoir dénoncé la volonté des autorités de la transformer en centre offshore.

Derrière la façade de normalité entretenue par les autorités, l’activité financière offshore est désormais la cible des pays riches du G20. Jersey a dû sortir du bois et signer un accord d’échange de renseignements fiscaux avec le Royaume-Uni. Lors d’un débat public sur les centres financiers offshore organisé par les ONG, un événement pour les insulaires, une centaine de personnes et quelques élus politiques de l’opposition ont exprimé leurs inquiétudes pour l’avenir de l’île anglo-normande, qui semble dans une impasse. « C’est un paradis fiscal sans alternative, répète John Kristensen. Le secteur financier représente un quart des emplois dans l’île. Les autres employés travaillent dans des magasins et des restaurants, et sont mal payés. Pour les jeunes Jersiais qui veulent faire carrière dans un autre secteur, ce n’est pas possible. Ils sont obligés de partir. » Fin connaisseur de Jersey, le militant d’Attac Jacques Harel constate que, « malgré l’énormité des sommes déposées dans cette place financière, beaucoup d’habitants y mènent une existence difficile du fait du coût très élevé de la vie et de la difficulté à exercer des emplois en dehors de la finance ».

Nouveau député de la paroisse de Saint-Mary, l’écologiste Daniel Wimberley regrette que « le chief minister, Terry Le Sueur, et ses ministres n’aient pas voulu débattre des évolutions stratégiques de Jersey avec les ONG. Le problème de la crise des crédits est certes mentionné dans notre futur plan stratégique pour les prochaines années, mais les dirigeants sont aveugles, et ne prennent pas conscience de ce qui va venir. Ils oublient la protection des personnes, surtout des pauvres ».
« Le prix des appartements et des maisons est quatre fois supérieur à ceux de la France, lance Robert Parette, chauffeur de taxi de 76 ans toujours en activité, comme de nombreux retraités. Avec la crise, la situation est terrible. Regardez dans King Street, à la fin de l’année dernière, le magasin de la chaîne Woolworths a fermé ses portes. Plus de 80 personnes se sont retrouvées à la rue sans indemnités. » Une pétition réunissant 6 000 signatures a même été déposée à la chambre des États de Jersey.

Femme de service à l’hôpital, la syndicaliste et militante d’Attac Rosemary Pestana décrit un Jersey loin des beaux quartiers. « Les salaires ne suffisent pas à payer le loyer et les factures. Nous ne pouvons même pas payer d’assurance pour l’habitation ni d’assurance médicale. La moitié de la population survit avec le revenu minimum, c’est-à-dire 15 000 à 18 000 livres par an  [entre 13 000 et 16 000 euros]. Beaucoup de travailleurs immigrés n’ont pas de couverture sociale et sont obligés de cumuler deux ou trois emplois pour survivre. Les pratiques de paradis fiscaux ne nous aident pas. » Un Jersiais résume ainsi la situation : «  Ici, plus vous gagnez d’argent moins vous payez d’impôts. »

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29 janvier, 19 mars... Et maintenant ?
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