« Casse-toi, pauv’con » : l’effet boomerang

Le succès de l’expression « Casse-toi pauv’con » s’explique par sa signification directe. Elle permet aux citoyens de prendre ironiquement le Président à son propre piège. Ce dernier devrait avoir l’élégance de ne pas poursuivre ceux qui reprennent sa formule.

Olivier Doubre  • 2 avril 2009 abonné·es
« Casse-toi, pauv’con » :   l’effet boomerang
© * Derniers ouvrages parus : les Soulages du musée Fabre (Gallimard, 2008) et Conversations sur la langue française (avec Michel Braudeau, Gallimard, 2007).

Sociolinguiste, directeur d’études à l’EHESS, Pierre Encrevé travaille sur les politiques de la langue et l’analyse des discours. Proche de Pierre Bourdieu, avec qui il a travaillé sur la question des usages de la langue, il a toujours mêlé dans ses travaux la linguistique avec une sociologie des pratiques langagières. Il analyse ici le sens et le succès du désormais ­célèbre « Casse-toi, pauv’ con ».

Illustration - « Casse-toi, pauv’con » :   l’effet boomerang

Pourquoi un tel engouement pour cette expression pourtant grossière ?

Pierre Encrevé : L’expression est plus agressive que vraiment grossière car l’acception sexuelle de « con » et sa connotation détestablement misogyne dans « pauvre con » sont de fait oubliées. Si cette expression est si souvent reprise, c’est d’abord pour sa signification directe, et notamment dans l’impératif « casse-toi ! », ensuite parce que c’est une citation de Nicolas Sarkozy lui-même, bien sûr. Son emploi dans les manifestations, sur des tee-shirts, des pancartes, des banderoles, etc. combine donc le double avantage de signifier l’équivalent de « Sarkozy démission ! » avec le détournement ironique de ses propres termes, comme si le ­Président s’adressait à lui-même l’injonction de se retirer.

Cette expression et son utilisation ont plusieurs niveaux de lecture. Comment les analysez-vous ?

L’expression est utilisée pour son aptitude à exprimer, en première lecture, le désir de voir le Président abandonner sa fonction – « se casser », avec la violence interne à ce verbe, où la dimension de mouvement n’occulte pas complètement la dimension d’autodestruction. Et, en seconde lecture, de le faire dans les termes « vulgaires » qui sont ceux dont le Président a usé publiquement à l’égard d’un citoyen – dont il demandait seulement, certes, qu’il quitte sa vue et non sa fonction. Le recours à cette citation décuple la force de la demande de démission en termes classiques et polis.

L’expression « casse-toi pauv’ con » présente l’avantage, prise au premier degré, d’être trop impolie pour être malhonnête, et, prise au second degré, comme citation recyclée, de porter sa violence et son agressivité au compte non de celui qui l’énonce aujourd’hui, mais de celui dont l’expression est citée et contre lequel elle se retourne. C’est « l’effet boomerang », qui atteint de plein fouet les énonciateurs imprudents.

Ce niveau de langage peu soutenu a-t-il été employé dans le passé dans la vie politique ?

L’utilisation de l’expression par Nicolas Sarkozy était faite en public, certes, mais dans un aparté privé. C’est la technologie moderne qui, via Internet, a permis de la rendre publique, à son insu. Il va de soi que ce type d’échange injurieux par voie orale entre des citoyens et des politiques à toujours eu lieu mais, en règle générale, ils n’étaient pas enregistrés et donc pas diffusés publiquement ; on ne les connaît donc que par des témoignages plus ou moins fiables. Quant à l’utilisation d’injures très vives dans les manifestations et cortèges, elle n’a rien d’exceptionnel non plus. On se souvient des manifestations très violentes contre « Ridgway-la-peste » en 1952, des manifestations contre les massacres d’octobre 1961 et du métro Charonne qui ont fait souvent résonner les rues de « De Gaulle, assassin ! », et de Mai 68, qui a beaucoup usé de « CRS-SS ! ».

Même si la dimension « grossière » est plutôt rare dans la deuxième moitié du XXe siècle, on en trouverait pourtant des exemples, je suppose, dans certains des conflits ouvriers dans les chantiers navals et les mines dans les années 1950, et sans doute aussi dans certaines manifestations violentes de viticulteurs ou de paysans dans les années 1960, parfois en langue régionale, mais si j’en garde une vague mémoire, je n’ai pas fait de recherches assez précises pour la préciser. Reste qu’il est normal, logique et sans doute nécessaire que les manifestations d’hostilité à l’égard des tenants du pouvoir ne s’expriment pas dans le style soutenu qui, jusqu’à Nicolas Sarkozy, était la marque même du langage public des gouvernants. Le Président actuel adoptant volontiers le style relâché, ce sont ses propres emplois grossiers qui lui sont renvoyés – ce qui permet aux citoyens de l’injurier en conservant un sentiment d’innocence puisque c’est encore lui qui parle par leur voix.

Hervé Eon, interpellé pour avoir porté un écriteau avec cette expression lors du voyage de Nicolas Sarkozy en Mayenne en août 2008, a été récemment condamné (à 30 euros d’amende) pour « offense au chef de l’État ». Que pensez-vous de cette notion d’outrage dans le code pénal, dont l’utilisation se multiplie actuellement ?

Juridiquement, et donc sémantiquement dans le champ juridique, il faut distinguer trois délits différents : le délit d’injure, qui concerne les insultes envers n’importe quel citoyen ; le délit d’outrage, concernant les insultes envers un représentant de l’autorité publique (plus de 30 000 plaintes en 2007, déposées à 95 % par des policiers) ; et le délit d’offense au président de la République créé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et qui a été utilisé moins de dix fois sous toute la IIIe République. Il est réapparu au grand jour avec le général de Gaulle, qui s’en est largement servi, alors que tous ses successeurs y ont renoncé, jusqu’à Nicolas Sarkozy.

On ne voit pas pourquoi le délit d’injure, pénalement le moins sanctionné, ne suffirait pas pour répondre à tous les cas. La défense sourcilleuse de la liberté d’expression est primordiale en démocratie. L’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme » et dispose en conséquence que « tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement » , ajoutant pourtant : « sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ».
La question se pose aujourd’hui de savoir si l’article de la loi qui institue le délit « d’offense au Président de la République » ne devrait pas être abrogé, alors que la France a été obligée par la Cour européenne des droits de l’homme d’abroger en 2004 le délit d’offense à un chef d’État étranger, institué par un autre article de la même loi. En tout état de cause, si on peut admettre, pour des raisons symboliques, qu’un représentant de l’autorité publique jouisse juridiquement d’une protection particulière en démocratie, on ne comprend pas pourquoi Nicolas Sarkozy a rompu avec l’usage qui a prévalu de Georges Pompidou à Jacques Chirac de ne pas utiliser ce droit.

Un président ne pouvant lui-même être poursuivi lorsqu’il invite grossièrement un citoyen impoli à se retirer de son chemin et de sa vue, la moindre des élégances ne serait-elle pas qu’il s’abstienne de poursuivre ceux qui lui retournent le compliment, sans profiter des droits spécifiques que lui confère son statut ? En ne condamnant M. Eon qu’à 30 euros d’amende, peine confirmée en appel, alors que la loi permettait d’aller jusqu’à 45 000 euros, les magistrats eux-mêmes semblent vouloir faire comprendre que c’est ce qu’ils pensent.

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