Cours magistral

Bernard Langlois  • 16 avril 2009 abonné·es

Tentures

« Il est plus grand mort que vivant ! » Allez savoir pourquoi le rejet, jeudi dernier par l’Assemblée nationale, du projet de loi Création et Internet – dit « Hadopi » [^2] – m’a fait penser à la mort du duc de Guise. Une histoire de tentures, sans doute, puisque à l’instar des mignons d’Henri III embusqués derrière les rideaux de la chambre royale, dague au poing, c’est derrière ceux de la chambre des députés qu’étaient planqués les élus socialistes, prêts à bondir dans l’hémicycle pour y assassiner un projet réputé lui-même criminel.
Quel est déjà ce barbu célèbre qui disait que les tragédies de l’Histoire ont tendance à se répéter en farces ?
Donc, à quelques voix de majorité près (21 contre 15), Mme Christine Albanel, ministre de la Culture (en sursis ?) a dû remballer un texte auquel l’Hyperprésident avait fait savoir qu’il tenait beaucoup, et l’on imagine l’humeur au Château à la suite de cette pantalonnade : « On avait pourtant regardé partout dans les salles attenantes, la bibliothèque et jusque dans les chiottes » , avouait, piteux, un collaborateur du patron des députés UMP. « On était convaincus que
les socialistes n’avaient pas de troupes en réserve. »

Ils avaient oublié les tentures.

Mandat unique

L’affaire ne mérite guère qu’on s’étende, puisque aussi bien le texte sera représenté dès la fin du mois, et sans doute voté à peu près en l’état. Les spécialistes (ceux qui s’y connaissent un peu en informatique) jugent Hadopi non seulement liberticide, mais aussi stupide et impraticable ; Christine Tréguier, dans ces colonnes, nous a expliqué pourquoi. Il semble que la plupart des députés, de droite comme de gauche, ne sont pas loin de partager cet avis. Mais le Prince a tranché, alors… Et cette histoire est donc intéressante, indépendamment de son objet même, par ce qu’elle dévoile de l’état de notre démocratie.
D’abord (et je connais d’avance les arguments en défense : le travail en commission, le nécessaire « labourage » des circonscriptions, les tâches de représentation diverses et variées, etc.), est-il bien nécessaire que nous élisions 577 députés pour que nous peinions (du verbe « peiner »  : avoir du mal à ; et non du verbe « peigner » , comme dans « peigner la girafe » …) à en réunir 36 (21+15) en séance plénière, et même pas nocturne ? « Où étaient les 541 députés absents ? » , lance l’ancien ministre Paul Quilès [^3], qui juge que «  l’institution parlementaire s’accommode de sa propre faiblesse » et plaide pour que s’applique enfin une vraie règle de non-cumul des mandats, c’est-à-dire le mandat unique (espère, Paulo !).
Sans compter que le spectacle de ces enfantillages («  On vous a bien eus, euh, lalalère ! » ) ne contribue pas à redorer le blason parlementaire, déjà si terne.

Hubris

Mais il y a plus grave encore que l’impéritie de nos représentants, en partie due à l’accumulation et au télescopage de leurs fonctions, sinécures et prébendes ; c’est l’omnipotence de l’exécutif (et certes, ceci explique aussi en grande partie cela : pourquoi voulez-vous qu’un député se décarcasse puisque de toute façon c’est l’Élysée qui tranche ?), qui préexistait certes à l’avènement de Sarkozy, mais que l’hubris [^4] de ce dernier a rendu insupportable.
Nous le vivons à travers mille exemples, dont cette affaire d’Internet, où ce sont les grandes boîtes de l’industrie musicale qui ont imposé leurs vues, sous prétexte de défendre « la création » . Et nous venons de le vivre aussi avec le renvoi de Cluzel et la nomination de Hess à Radio France, où le CSA – autre chambre d’enregistrement – s’est plié sans moufter aux désirs du souverain. Certes, l’État actionnaire est en droit de se préoccuper de l’état des chaînes publiques de radio et de télédiffusion : mais sur le seul plan de la gestion, de l’emploi de l’argent public, pas sur le plan éditorial. Nous ne sommes plus ou ne devrions plus être au temps des contrôles des pensées et des censures des expressions. Or chacun s’accorde à dire que le PDG sortant de Radio France laisse la maison en bon ordre et bonne santé. Pourquoi, dès lors, ne pas le reconduire ? On n’a rien contre Jean-Luc Hess, journaliste estimable, mais si son cahier des charges consiste à remettre au pas une radio un tantinet frondeuse et couper quelques têtes désignées en haut lieu – comme on peut le craindre –, que le cul lui pèle !
Et s’il se confirmait que son copain Val est appelé sur Inter aux hautes fonctions qu’on dit… Je n’insiste pas, Fontenelle a dit la semaine dernière tout le bien que nous pensons de ce valet de comédie.

Légitimité

Sommes-nous encore en démocratie ? Il se trouve toujours des gens pour y croire, et qui mettent leur intelligence et leur force de travail à réfléchir aux moyens de sans cesse en améliorer le fonctionnement.
Ainsi de Pierre Rosanvallon, Professeur au Collège de France, directeur de collection et animateur d’un think tank (comme on ne devrait pas dire en bon français, disons : une boîte à idées (1) (2)) . Son dernier essai s’inscrit dans une théorie longue comme la main, tout entière consacrée à une réflexion sur les nécessaires (et possibles) améliorations à apporter à un système démocratique qu’il juge «  inachevé » , et dont il mesure bien les frustrations qu’il provoque dans son fonctionnement actuel. Il s’interrogeait dans l’avant-dernier opus ( la Contre-Démocratie , Seuil, 2006) sur l’émergence et la nécessité des contre-pouvoirs, il enchaîne dans celui-ci en mettant en question l a Légitimité démocratique  [^5]
, qui ne saurait découler, dit-il, du seul suffrage. Trois angles d’attaque, pour cerner un pouvoir qui serait vraiment digne d’être dit démocratique : l’impartialité (on ne favorise pas son camp, ses amis, des intérêts particuliers, etc.), la réflexivité (on doit être à même de prendre en compte « des expressions plurielles du bien commun » ), et la proximité (reconnaissance de toutes les singularités, droit des minorités).
On mesure comme on est loin du compte et le scepticisme qui peut accueillir de telles propositions, les hommes étant ce qu’ils sont et la réalité ce que nous savons.

Décalage

Comme toujours pourtant, on lit Rosanvallon avec profit, tant c’est savant et roboratif. Cet homme (qui n’a jamais eu besoin de Rolex pour se sentir exister) est un des meilleurs esprits de notre bourgeoisie éclairée et progressiste, produit d’excellence d’une Alma mater fécondée par l’engagement de sa jeunesse : celui d’un réformisme deuxième gauche (CFDT + Rocard) à l’époque prometteur et de bon aloi. Mais the times they are a-changin’  ! Comment ne pas ressentir le décalage entre ces belles constructions intellectuelles et l’état de déliquescence rapide où est plongé le système secoué, à l’échelle du monde, par une crise qui ressemble à une agonie ? Quand tout se déglingue, la démocratie a-t-elle encore un avenir, même revisitée par de bons esprits ? Notre professeur et ami (comme beaucoup de ses semblables qui habitent le ciel des idées) n’est-il pas coupé de la vraie vie, celle des chômeurs, des sans-logis, des précaires, des exploités d’ici et d’ailleurs – qui sont très loin d’être en attente prioritaire de nouvelles constructions conceptuelles pour sociétés apaisées, alors que l’angoisse de l’avenir le plus immédiat se conjugue avec une noire colère contre les profiteurs et que se développe ce qui ressemble bien à une phase nouvelle de la lutte des classes, qu’on avait sans doute enterrée un peu vite ?
Je ne sais plus où j’ai lu l’aveu de ce banquier sans vergogne disant : « Depuis vingt ans, c’est nous qui avons l’initiative de la lutte des classes, et nous sommes en train de la gagner. »

Tout à fait exact. Mais pourquoi leur avoir laissé l’initiative ?
C’est le durcissement des luttes (cette « insurrection qui vient »  ; au fait : libérez Coupat !) qui est à l’ordre du jour, plutôt que l’invention d’on ne sait quels nouveaux mécanismes compliqués censés rendre plus performante une machinerie démocratique discréditée. Déjà, les puissants (à commencer par not’bon maître, que ses Ray-ban soient louées !) et leurs larbins médiatiques poussent des cris d’orfraie pour quelques heures de rétention sans violence infligées à des patrons par leur personnel à seule fin de négocier une poignée d’indemnités supplémentaires dans l’épreuve du licenciement. M’est avis que ça ne fait que commencer. La révolution n’est pas un dîner de gala, comme chacun sait.
Non plus qu’un cours, aussi brillant et magistral soit-il, au Collège de France.

[^2]: « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet » – rien que ça !

[^3]: Tribune sur Rue 89.

[^4]: « La démesure en grec ancien. Équivalent de notre folie des grandeurs. On a souvent parlé de celle du roi de Macédoine Alexandre le Grand, mort à 33 ans, qui se mettait au rang des dieux et perdait parfois le sens des réalités, mais n’a jamais prétendu marcher sur l’eau. » (Définition tirée du succulent blog des correcteurs du Monde : « Langue sauce piquante ».)

[^5]: La Légitimité démocratique, Pierre Rosanvallon, Seuil, 361 p., 21 euros.

Edito Bernard Langlois
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