La piste du monde

À la tête de la salle
la plus multiculturelle
de La Villette, le Tarmac,
Valérie Baran donne
un nouvel élan et un nouveau sens au théâtre de la francophonie.

Gilles Costaz  • 9 avril 2009 abonné·es

C’est un lieu très singulier que le Tarmac, en plein cœur du parc de la Villette à Paris, juste derrière la Grande Halle. On y voit des spectacles qu’on ne voit nulle part ailleurs. Et un public qu’on ne voit pas non plus : c’est, mélangé aux habituels spectateurs de théâtre, un public multiculturel, né des différentes vagues de l’immigration. Les spectacles sont libanais, québécois, vietnamiens, maghrébins, européens. On s’enchante de nouveaux auteurs, comme le Togolais Gustave Akapo (une révélation avec À petites pierres et Habbat Alep cet hiver)… Les publications données au public, établies par Bernard Magnier, donnent longuement la parole aux artistes et aux écrivains bien éloignés du petit monde parisien. Et la saison va, curieusement, de mars à octobre ! Ce modeste théâtre est devenu indispensable par sa façon de concevoir différemment le théâtre et la francophonie. Valérie Baran le dirige depuis 2005.

P olitis : Comment passe-t-on du Théâtre international
de langue française, dit Tilf, que dirigeait Gabriel Garran,
au Tarmac, dont vous avez pris la direction il y a quatre ans ?

Valérie Baran I Je ne pouvais faire le théâtre de Gabriel Garran, qui était un metteur en scène, faisait ses spectacles et accueillait de grands artistes francophones. J’ai été son administratrice et sa secrétaire générale, j’ai beaucoup appris auprès de lui. J’ai voulu que ce lieu devienne l’outil des artistes de la francophonie et je l’ai repositionné en ne faisant que de la création contemporaine. Je crois que Molière ou Shakespeare joué par des Congolais, cela ne nous intéresse plus beaucoup. Il faut entendre des gens d’aujourd’hui, et que les francophones se rencontrent. Par exemple, le mois dernier, c’était une Slovaque, Maria Zachenska, qui présentait ici la pièce d’un grand Algérien, Arezki Mellal, En remontant le Niger.
Cela voulait dire aussi redéfinir la francophonie. Le mot peut avoir un relent colonial. Ce n’est pas mal de parler de « la littérature-monde », comme à Saint-Malo. Il faut revenir au sens que lui donnaient Senghor et Bourguiba quand ils disaient : « Nous nous servons de la langue française comme d’un tribut de guerre. » La francophonie que nous représentons n’est pas celle des discours officiels ; c’est celle qui permet la circulation des idées, de la pensée et de la poésie. De toute façon, ici, on peut entendre le machi, le cilumba, le lingala, le lari ou le swahili ! La francophonie, pour nous, dépasse la langue française. Elle se situe là où on parle sa langue et le français.

Pourquoi ce mot de Tarmac ?

Je voulais un terme universel. Je crois qu’il résume bien notre action : c’est une piste, un lieu d’atterrissage et de décollage. Nous ne prenons pas de spectacles que nous ne produisons ou ne coproduisons pas. Nous nous occupons de la diffusion. Nous avons dû faire trois cents représentations à travers le monde. Nous faisons des ateliers en Afrique. Nous entendons être une plate-forme d’émergence et de connaissance. Quand les Libanais Lina Saneh et Rabih Mroué passent au Festival d’automne à Paris, quand Dieudonné Niangouna passe et repasse au Festival d’Avignon, nous en sommes contents puisqu’ils se sont fait connaître en France au Tarmac.
Vous-mêmes, d’où venez-vous ?
Je suis une fille d’immigrés polonais. J’ai toujours été trimballée d’un pays à l’autre. Jamais de tourisme, mais toujours la rencontre de l’autre. Après mes études, j’ai été peu de temps attachée aux questions économiques et sociales à l’ambassade de France à Moscou, en pleine perestroïka : le temps de voir l’affrontement entre Eltsine et Gorbatchev ! À Moscou, j’allais tous les soirs au théâtre et je découvrais un service public où l’accès à la culture était rendu possible. De retour à Paris, j’ai travaillé dans un laboratoire axé sur la contraception. J’ai rejoint à Rennes le Théâtre national de Bretagne, mais le goût de l’ailleurs était trop fort. J’ai vécu en Afrique et en Chine avant de revenir à Paris et de travailler avec Gabrel Garran.

Pourquoi une saison qui va
de mars à octobre, à rebours
de tout ce qui se fait
dans le théâtre public ?

Je voulais m’extraire de la programmation classique. Je connaissais bien le lieu, et je voyais ce qui fonctionnait bien et ce qui fonctionnait moins bien. La population est paupérisée, elle ne prend plus de vacances. Nous sommes dans un quartier populaire, avec un fort taux d’immigrés. Il fallait que ce public vienne ! D’autre part, il y a le public présent à Paris en été. Paris, alors, n’est pas désert, mais noir de monde. Pourquoi laisser un théâtre fermé ? Et nous avons eu des pics de fréquentation en août.
Le prix des billets va de 5 à 16 euros. Le prix moyen est de 9. On ne peut pas être un service public si les subventions n’aident pas le public. Je ne suis pas favorable à la gratuité mais à des places bon marché. J’aime bien le mot de théâtre citoyen ; tous les citoyens doivent être initiés au ­théâtre. Mais nous ne faisons pas de débat. Les spectateurs ont un journal-programme très élaboré. Chacun découvre par lui-même.

N’est-on pas tenté par la facilité qui consiste à faire venir les artistes francophones qui habitent Paris ? Avez-vous le temps et les moyens
de voyager ?

Non, nous faisons venir les artistes de partout. Bien sûr, je ne circule pas autant que je veux. J’essaie d’éviter d’aller là où tout le monde va. Et je me tiens à l’écart des positions officielles ou victimaires qui se tournent seulement vers la France. Le rapport Nord-Sud est frileux des deux côtés. Je dis aux artistes : ouvrez votre regard vers la transversalité, travaillez ensemble dans le monde francophone. Si on me dit : « Il y a un écrivain intéressant à deux mille kilomètres de Kinshasa, loin de toute ville », je peux y aller. C’est ce que j’ai fait et j’ai rencontré un auteur inouï, Fiston Nasser Manza. Il sera à notre programme la saison prochaine et publié par l’éditeur belge Émile Lansman.

Pour les visas des artistes
qui viennent au Tarmac, comment cela se passe
 ?

C’est l’enfer ! L’administration a triplé de volume et multiplie les complications. J’ai honte. Nous organisons un colloque sur la circulation des artistes.

Tout n’aboutit pas à des réussites. Il nous a semblé qu’En remontant le Niger d’Arezki Mellal, donné le mois dernier, n’était pas à la hauteur des livres de ce grand auteur. Le langage théâtral lui convient moins bien que le langage romanesque.

Je ne suis pas de votre avis, bien entendu. On y voit bien combien l’Occidental peut être odieux en Afrique, que le tourisme sexuel s’est déplacé là-bas. Et l’on y entend aussi que les ONG font plus de mal que de bien, à force de ne rien connaître des problèmes qu’elles veulent traiter.

Culture
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