Qui veut la peau de l’université publique ?

La loi d’autonomie des universités relève d’une architecture néolibérale classique. Il s’agit ni plus ni moins d’imposer à l’enseignement supérieur les critères de l’entreprise.

Ariane  • 30 avril 2009 abonné·es

Voilà plus de trois mois que les universités sont en mouvement. Les universités : c’est-à-dire l’ensemble de ceux qui les composent, étudiants, enseignants et personnels. Parti de la lutte contre cinq décrets, le mouvement a connu un spectaculaire changement d’échelle. Il a élargi ses revendications à l’abrogation de la loi Liberté et responsabilités des entreprises (LRU) puis à la contestation de son cadre supranational, le processus de Bologne, qui aura dix ans cette année. La mobilisation est unitaire, cela n’a rien d’un hasard : cette fois, devant la charge gouvernementale, c’est l’université dans toutes ses composantes qui se sent menacée par des réformes qui visent à faire d’elle une entreprise « efficace », et de l’éducation un service au rabais.

Retour en 1998 : Claude Allègre, alors mi­nistre de l’Éducation nationale, initie un projet d’unification du système universitaire européen. En juin 1999, le processus de Bologne est lancé. Officiellement, il s’agit de rendre les diplômes plus transparents et de faciliter les échanges. Mais ce processus entame en réalité un changement de fond : sous le nom d’« autonomie », il promeut la mise en concurrence des universités et des diplômes, le désengagement de l’État et l’uniformisation sur le modèle anglo-saxon – frais d’inscriptions compris. Ce processus théoriquement non contraignant exerce une contrainte collective diffuse. Il a partout où il est appliqué des conséquences similaires : l’autonomie n’est pas synonyme d’indépendance dans la gestion ou dans les choix scientifiques, mais d’une privatisation de fait de l’université.

En France, le processus de Bologne s’est d’abord traduit par une réforme de la scolarité universitaire en 2003. Premier mouvement étudiant, premiers doutes sur le devenir des diplômes nationaux et sur l’apparition de la sélection. Le Pacte pour la recherche est ensuite voté en 2006. Il crée une agence d’évaluation, l’Aeres, et une agence de financement, l’ANR, dont les modes de fonctionnement et les orientations scientifiques sont immédiatement contestés : ces deux agences apparaissent comme une mise sous tutelle de la recherche selon les critères inadaptés du tout-quantitatif et de la recherche « applicable ». En 2007, les choses s’accélèrent. Dans la débauche de réformes du service public de ce début de mandat présidentiel, la loi Liberté et responsabilités des universités (LRU) passe en catimini à l’été 2007. Donnant des pouvoirs accrus au président d’université, devenu une sorte de manager, elle met en place un système de concurrence entre facs. Nouveau mouvement étudiant. Les enseignants-chercheurs sont pour la plupart dans une position attentiste.

Mais l’attente ne dure pas longtemps : une série de projets de décrets appliquant la LRU est annoncée durant l’été et l’automne 2008 et, cette fois, le doute n’est plus permis : précarisation, mise en concurrence, dévalorisation de l’enseignement et hiérarchisation des tâches sont les mots d’ordre évidents. Compétition et répartition de l’enseignement aux « moins méritants » sont à l’ordre du jour pour les ­enseignants-chercheurs. Les doctorants écopent du « contrat doctoral unique », sorte de CPE du jeune chercheur qui peut être interrompu au terme de chaque année. La formation des enseignants pâtit à son tour : moins coûteuse et de moins bonne qualité, elle précarise les futurs enseignants. L’augmentation des frais d’inscription est en projet. La LRU met enfin en place l’externalisation de tous les services subitement considérés comme « périphériques » : accueil, secrétariat, bibliothèques… Les personnels non enseignants des universités sont de plus en plus des contractuels, souvent précaires, et leur précarité fragilise tout l’édifice de la recherche.

Cette batterie de réformes est soutenue par une certaine vision du service public, ou plutôt par une certaine défiance à son égard ; dans ce sens, la réforme de l’université est cohérente avec celle du reste de l’éducation, de l’hôpital, de la justice. Valérie Pécresse est une enfant de l’école privée. Elle partage avec Nicolas Sarkozy une vision managériale du service public, et une certaine méconnaissance des rouages de l’université et de la recherche, et de la notion même de production collective du savoir.
« Évaluer », « valoriser », « rendre performant » : encore faudrait-il s’intéresser à la façon dont l’université fonctionne. Rendre plus « efficaces » les universités en les mettant en concurrence entre elles est contraire à la dynamique du savoir. On peut du reste en imaginer l’impact social : qui ira dans les petites facs ­pauvres ? Qui ira dans les grandes écoles et les prestigieuses universités et paiera « le prix de l’excellence » ? Mais ce type de séquelle ­semble parfaitement assumé.

Face à ce profond mépris, ce mouvement, qui regroupe tant ceux qui se battent depuis des années que des universités jamais mobilisées, a pris, depuis le 2 février et le début de la grève, des formes étonnantes. Entièrement autogérée par des coordinations nationales, la mobilisation a envahi les villes par des actions coup-de-poing et des manifestations hebdomadaires. Mais le mouvement s’est aussi ressaisi, profitant de son unité, de l’université elle-même, questionnant le rapport au savoir avec les cours alternatifs, réquisitionnant l’espace, de façon de plus en plus radicale : c’est aussi une manière de dire à ceux qui ne veulent pas l’entendre que l’université est à ceux qui la font vivre et non à ceux qui la gouvernent.
Les négociations n’ont apporté que des aménagements à la marge et des moratoires. D’année en année, le ministère joue l’inertie. Avec cette mobilisation sans précédent, le combat s’avère sans ambiguïté idéologique : ce sont deux visions du système qui s’affrontent, et nul ne peut prédire ce qui résultera de cette lutte.

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"Nous ne sommes pas à vendre !"
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