« Cette loi est un non-sens historique »

La bataille contre la loi Création et Internet, dite Hadopi, est loin d’être terminée. La députée Martine Billard (Verts) suit ce dossier en première ligne.

Denis Sieffert  • 14 mai 2009 abonné·es
« Cette loi est un non-sens historique »

Politis : Le Parlement européen a adopté le 6 mai un amendement qui remet en cause l’un
des principaux points de la loi Hadopi [^2]. Quelles sont les conséquences de ce vote ?

Martine Billard / Le vote du Parlement européen, obtenu par 407 voix contre 57, impose une décision judiciaire préalable à toute coupure d’une connexion Internet. Les députés européens ont massivement décidé qu’Internet est aujourd’hui un outil fondamental à l’éducation et à l’information, et que son interruption présentait un préjudice trop important pour pouvoir être décidé sans recours au juge.
Le gouvernement français considère que l’accès à Internet n’a pas à être reconnu comme un droit fondamental, que le recours au juge n’est donc pas nécessaire pour infliger la coupure de la connexion, et que les tribunaux seraient trop encombrés par une telle obligation. Les arguments donnés par Christine Albanel, ministre de la Culture, lors du débat à l’Assemblée nationale, ont été parfois sidérants, depuis : « Rien n’empêche d’aller consulter ses mails chez son voisin », jusqu’à : puisque « trois juges vont siéger dans la Haute Autorité, il y a bien contrôle du juge » , cherchant ainsi à faire croire qu’il suffit qu’un juge siège dans une instance ès qualités pour transformer cette instance en autorité judiciaire.
Le projet de loi va être déféré devant le Conseil constitutionnel par les deux groupes d’opposition de l’Assemblée nationale (SRC et GDR). Mais le vote européen n’étant pas définitivement acquis [^3], il n’est pas certain que le Conseil constitutionnel décide de censurer tous les alinéas introduisant la suspension de la connexion Internet.

Vous avez été à l’Assemblée
en première ligne dans cette bataille. Quelle est votre principale critique contre Hadopi ?

Cette loi s’appuie sur un postulat de départ erroné consistant à faire croire que la baisse des ventes de disques et DVD est due au téléchargement sans respect des droits d’auteurs. Or, nous assistons au passage d’une économie fondée sur des supports physiques à une économie numérique. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à la chute des ventes de disques, dont les prix exorbitants n’ont pas baissé en vingt ans. Les coûts de production et de diffusion sont bien inférieurs dans l’économie numérique, et pourtant la répartition des bénéfices entre artistes et majors de la musique est restée la même, entraînant une hausse de 20 % de la rémunération des distributeurs, mais rien pour les auteurs ! En revanche, les revenus issus du spectacle vivant ou même de la diffusion publique d’œuvres augmentent régulièrement, et la dernière enquête Médiamétrie pour l’année écoulée montre une fréquentation des salles de cinéma en hausse.
Cette loi ne sanctionne pas en tant que tels les téléchargements abusifs mais le défaut de sécurisation de la connexion Internet. Pourtant, il est impossible de garantir que l’adresse IP (adresse de la connexion Internet) relevée en infraction appartient bien au titulaire de l’abonnement mis en cause. Tous les pays qui s’étaient engagés dans ce type d’avertissement par mail des internautes soupçonnés de téléchargement abusif ont dû reculer devant la multiplication d’erreurs, estimées entre 30 et 40 %.
Les majors ont soigneusement évité de l’expliquer aux artistes et ont réussi à leur faire croire que la loi ne prévoit qu’une coupure d’au plus 15 jours, alors qu’elle pourra être de 2 à 12 mois.

En cas de détournement d’une connexion, c’est le titulaire de l’abonnement qui sera poursuivi et non le responsable du téléchargement abusif, et ce sera à lui de démontrer qu’il n’a pas téléchargé sans respecter des droits d’auteurs et qu’il a bien sécurisé sa ligne. Ce qui est quasi impossible techniquement et exclut d’emblée les configurations informatiques sous logiciel libre. On passe du présumé innocent au présumé coupable. Mais, comme cela pourrait avoir comme conséquence de couper des connexions professionnelles (médecins, avocats, artisans…), la loi prévoit que ce sera à la Haute Autorité de décider ou non de prononcer la coupure comme sanction. Une inégalité de plus devant la loi !
Le réseau Internet pourra donc être surveillé par des sociétés privées (les sociétés de droits d’auteurs) sans décision préalable de justice, ce qui revient à étendre des dispositifs uniquement autorisés dans le cadre de la lutte contre le terrorisme à la défense d’un droit de propriété.
Cette loi démontre surtout la volonté de contrôle d’Internet, et les messageries en ligne y ont échappé de peu, que ce soit par des mesures de surveillance ou par la labellisation de sites par une autorité administrative. Et encore, nous avons échappé de peu au ridicule puisque le rapporteur de la loi voulait obliger les moteurs de recherche à référencer en priorité les sites labellisés par le gouvernement français !
C’est un non-sens historique, inacceptable au plan juridique, et inapplicable en pratique. Cette loi n’apportera pas un centime de plus aux artistes. Pourquoi donc cette obstination gouvernementale ? D’abord, ne pas perdre la face pour Sarkozy après le camouflet du rejet du 9 avril (les partisans de la loi s’étaient ­trouvés en minorité dans l’hémicycle, NDLR). Ensuite, donner l’impression que l’UMP est un bien meilleur défenseur des artistes que la gauche, tout en garantissant en fait les revenus des majors et des artistes aujourd’hui les mieux rémunérés. Enfin, cette loi est aussi un cheval de Troie préparant d’autres textes à venir ayant à voir avec Internet : loi sur les jeux en ligne, et surtout une nouvelle loi sur la Sécurité intérieure, qui aggravera encore le contrôle d’Internet.

Quelle solution alternative proposez-vous qui puisse satisfaire les artistes ?

Le téléchargement existe de manière massive depuis une décennie. Peut-on dire que cette période a été mise à profit pour étoffer l’offre légale de téléchargement et en améliorer la qualité ? Non. Au contraire, le gouvernement et les majors se sont arc-boutés dans la défense des intérêts de quelques-uns avec le verrouillage du marché par quelques majors qui en contrôlent presque les trois quarts.
Une première mesure consiste donc à baisser les prix pratiqués tout en rééquilibrant la répartition au profit des artistes. Ensuite, une contribution payée par les fournisseurs d’accès Internet et les opérateurs téléphoniques, qui proposent de plus en plus de musique, et même maintenant de la télévision, créerait de nouvelles recettes pour la création culturelle. Cela, conjugué avec une licence globale consistant en une somme modique intégrée au prix de l’abonnement, permettrait de dégager autour de 800 millions d’euros.
Enfin, pour approfondir les réponses à apporter en tenant compte des droits d’auteurs, des nouvelles pratiques culturelles et du refus de basculer dans le contrôle de la toile, la plateforme « Création, public et Internet » amorcée par l’UFC-Que choisir, l’Isoc France, la Quadrature du Net, le Samup et le Collectif « Pour le cinéma » (créé par Paulo Branco, producteur de Wim Wenders, Werner Schroeter, Michel Piccoli, Manoël de Oliveira ou Raoul Ruiz…) annonce des assises de la création et de l’Internet à l’automne.

[^2]: L’acronyme Hadopi, qui a donné son nom à la loi « Création et Internet », correspond à « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet ».

[^3]: Le vote peut être encore infirmé par le Conseil des ministres européens qui se réunit le 12 juin.

Société
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