Kléber : la fin d’un monde

Cinq mois après la fermeture par Michelin de l’usine de Toul, les anciens salariés connaissent une reconversion difficile. Loin des promesses du géant du pneumatique. Reportage.

Pauline Graulle  • 7 mai 2009 abonné·es

Le dernier pneu a rejoint les cimaises du musée communal. Et les portes de l’usine ont été fermées à double tour. Le 19 décembre 2008, le groupe Michelin, propriétaire de l’usine Kléber de la ville de Toul, a dit adieu au site lorrain. La zone industrielle où l’usine s’était implantée il y a quarante ans ne s’est pas pour autant transformée en no man’s land . Pas encore. Reste un espace encerclé de grillages que les ouvriers ont surnommée « le Sangatte » . Une zone de « transit » où, depuis mai 2008, les « Kléber » sont envoyés par salves de 150 personnes pour tenter de reconstruire leur avenir.
C’est ici, près du parking désert, qu’est installé l’atelier de transition professionnelle (ATP). Des cours de remise à niveau en mathématiques, français, anglais ou informatique sont dispensés chaque jour. Un bureau du Pôle emploi, avec un conseiller dédié aux Kléber, y a élu domicile. Les salles « d’écoute individuelle » se succèdent en rang d’oignons. On y parle de ses difficultés à envisager une nouvelle vie quand on a passé vingt ans au sein de la même entreprise, que l’on n’a aucune autre qualification, et que l’on vit dans une région où la crise accélère le phénomène de désindustrialisation.
En face de ce bâtiment, se dresse un hangar immense. À l’intérieur de cet ancien entrepôt de stockage de pneus, de petits panneaux découpent l’espace : « atelier plomberie », « atelier ferronnerie », « atelier décoration »… L’ébauche d’un mur en briques côtoie une toiture inachevée et l’ossature d’une charpente. La cinquième
– et dernière – vague de salariés se prépare à l’« après-Kléber ». Ici, un homme se concentre sur la lueur bleue de son chalumeau. Là, un autre s’essaye à la pose du carrelage d’une cuisine imaginaire. Plus loin, un petit groupe exécute, lentement, des mouvements de tai-chi, activité qui a connu un vif engouement ces derniers mois. « Les gars ont besoin de souffler. Beaucoup pètent les plombs ou sont en dépression » , murmure Guy Pernin, délégué syndical CGT.

À Kléber, aujourd’hui, on fait de tout… sauf du pneu. Le plan de reclassement que les syndicats ont arraché à la direction, au terme d’une lutte épique de plusieurs mois, est une victoire en demi-teintes. « Bien sûr, ceux qui se font licencier maintenant dans les autres entreprises n’auront pas ce que nous avons obtenu. On n’est pas les plus malchanceux, reconnaît Guy. Mais attention à ne pas s’en tenir aux belles paroles de Michelin : la plupart des formations de l’ATP ne sont pas qualifiantes, et même si le groupe a déboursé de l’argent pour ce dispositif, il est aussi financé par le contribuable. De toute façon, ce qu’on voulait, c’était sauver Kléber. Certes, on a gagné la bataille du reclassement, mais on a perdu la guerre. »

Une « guerre » qui a éclaté le 4 octobre 2007 : « Je travaillais de nuit, se souvient Philippe, entré à l’usine à 17 ans. Quand je me suis réveillé, j’ai appris au journal de 13 heures que l’usine allait fermer. » Les 826 salariés et les 53 intérimaires sont sous le choc. D’autant que Michelin annonce dans le même temps un bénéfice de 774 millions d’euros en 2007 ! Et qu’une étude commandée par le comité d’entreprise au cabinet Secafi-Alpha révèle que la moitié de la somme réservée au plan social permettrait de sauver le site. « Derrière l’opacité des chiffres, on s’est rendu compte que la fermeture était dans les tuyaux depuis des années, affirme Guy. Michelin nous a trahis. Il a plombé délibérément Kléber en fermant peu à peu les activités les plus rentables du site pour délocaliser la production en Europe de l’Est. »

La mobilisation monte alors en puissance. Les manifestations rassemblent jusqu’à 3 000 personnes : les salariés de l’usine et les sous-traitants, mais aussi les élus locaux et la population. Car, «  dans le bassin toulois, il y a au moins un “Kléber” dans chaque famille » , assure le syndicaliste. La mort annoncée du site se mue rapidement en affaire d’État. À quelques mois des municipales de 2008, Nadine Morano, députée de Meurthe-et-Moselle qui lorgne sur la mairie de Toul, demande à Matignon de faire de Kléber un dossier prioritaire. Puis viennent les blocus et l’occupation du siège du Bibendum à Clermont-Ferrand, en compagnie des « Miko » de Saint-Dizier et des « Mittal » de Gandrange. Des salariés eux aussi sur la sellette, venus soutenir les Michelin, formant ainsi le groupe des « 3 Mi ».

La colère flambe, les pneus aussi. Jusqu’au point culminant du week-end du 14 février 2008, lors duquel deux cadres sont « retenus » pendant quatre jours dans l’usine. « Peut-être qu’on a inspiré les “Conti”… Mais ce qui s’est passé n’était pas une séquestration : les cadres avaient leur téléphone, leur ordinateur, la clé de la porte du bureau. Ils pouvaient sortir. Les salariés ne voulaient plus du bla-bla que nous sortait la direction depuis des mois. Ils sont restés sur place parce qu’ils attendaient des réponses. C’est tout » , explique Guy.

Les négociations finissent par aboutir in extremis  : une prime de départ de 2 400 euros par année d’ancienneté est actée. Le patron de Michelin promet un « réel accompagnement » des salariés qu’il a mis à la porte. Il s’engage en outre à participer activement à la revitalisation du bassin d’emplois. Christine Lagarde jure à son tour que la réhabilitation sera « exemplaire » . Les projets défilent. On évoque d’abord l’implantation d’un magasin Ikea et l’installation d’un site Renault de destruction de voitures. Puis l’arrivée d’une entreprise de recyclage de caoutchouc, puis d’une centrale thermique Poweo… Pour l’instant, seule la plateforme téléphonique Acticall, qui emploie 150 salariés, a pris place dans l’ancien centre de formation de l’usine, que Michelin a réaménagé à ses frais. Mais seulement trois anciens de Kléber ont été embauchés ! Et pour le reste, on attend toujours.

Car derrière les efforts consentis par Michelin pour faire avaler la pilule de la délocalisation, les Kléber doivent faire face à une réalité qui s’assombrit au fil des mois. Le « plan de mobilité interne », consistant à envoyer les anciens de Toul sur d’autres sites, est gangrené par le chômage partiel qui gagne les usines de Troyes ou de Roanne. Quant aux 200 personnes qui ont retrouvé un emploi dans le bâtiment, la logistique, les transports ou les services à la personne, elles sont de plus en plus nombreuses à revenir au bercail pour cause de fin de contrat anticipée ou de licenciement économique. Les salariés des sous-traitants qui s’occupaient de la cantine ou du nettoyage, eux, souffrent en silence.
Il y a encore ceux qui n’ont tout simplement plus la force de trouver un emploi. « Je suis à quatre ans de la retraite, j’en ai marre, je me suis levé toute ma vie à 4 heures du matin, je ne veux pas retourner chez un patron. Alors pour moi, le boulot, c’est fini » , assure d’un air résolu Philippe.

D’autres veulent croire à une nouvelle donne. Comme Ali, la cinquantaine bien tassée. Après un passage au « Sangatte », il a racheté avec ses indemnités un restaurant grec dans le centre-ville de Toul. Celui que Michelin est venu « chercher à Ankara le 24 mai 1974 » explique sa reconversion en petit entrepreneur : «  Pour tous les métiers que je voulais faire, il fallait un CAP, et je n’avais pas envie de retourner à l’école. Alors j’ai observé l’ancien cuisinier et je me suis dit que ce n’était pas bien compliqué. » Mais le cordon qui le lie à Kléber n’est pas coupé pour autant. Son fils et son gendre, qui travaillaient aussi à l’usine, sont toujours au chômage. Et par solidarité, les anciens collègues viennent souvent déjeuner chez Ali Baba, où les coupures de presse qui parlent de leur ancienne usine ont recouvert les murs.

Combien de temps la « boule Kléber » surplombera-t-elle le bassin de la Moselle ? Totem de la reconversion industrielle triomphante de la Lorraine dans les années 1970, cet immense château d’eau qui abreuvait l’usine de pneus il y a quelques mois encore est devenu le symbole d’un monde déchu. En avril, une vente aux enchères a été organisée pour écouler les vieilles machines de Kléber. Les autres ont déjà rejoint les nouveaux « Michelin ». En Serbie ou en Pologne.

Publié dans le dossier
Le temps de la colère
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