« Les salariés se sentent trahis »

Alors que de nombreuses personnes se retrouvent au chômage, le gouvernement ne répond pas à la crise, durable et structurelle, estime le sociologue Didier Demazière*.

Thierry Brun  • 7 mai 2009 abonné·es

Politis : Les salariés se débattent pour arracher le maximum d’indemnités avant d’être licenciés. Leur colère ne vient-elle pas aussi du sentiment d’être dupé ?

Didier Demazière : Les formes d’action et de lutte contre les licenciements sont spectaculaires et intenses. Cela montre une grande détermination et exprime un fort sentiment d’injustice. Cette colère rappelle d’autres épisodes de l’histoire récente, liés à la restructuration ou à la disparition de secteurs entiers de l’économie (sidérurgie, charbonnages, par exemple). Elle est une réaction à la violence ressentie par des salariés qui se sentent d’autant plus trahis qu’ils ont fait des efforts pour préserver leur entreprise et sauver leurs emplois.
Des éléments plus conjoncturels renforcent ce sentiment de violence subie. L’écart devient insupportable entre les rémunérations et protections de certains patrons et cadres dirigeants, et le sort réservé aux ouvriers et aux salariés ordinaires ou moyens. Le fossé s’est creusé, au point que les dirigeants sont considérés en bloc comme un groupe toujours plus privilégié, et qu’ils deviennent la cible directe des mobilisations collectives. L’injustice est accentuée encore par le fait que la sortie de crise est annoncée comme lointaine, ce qui accroît l’incertitude sur l’obtention d’un nouvel emploi.

Les récents chiffres du chômage sont catastrophiques. Sommes-nous dans une situation inédite ?

La progression du chômage est spectaculaire, et elle n’a pas été aussi rapide depuis dix ans. Mais le cap des 3,5 millions de chômeurs a déjà été franchi par le passé (4 millions pour les catégories équivalentes en 1998-1999). Pendant cette période, le taux de chômage dépassait les 20 % dans certains bassins d’emploi, et était inférieur à 4 % dans d’autres. Actuellement, ce qui est frappant, c’est le renversement brutal de tendance, car les courbes étaient orientées à la baisse, même si celle-ci résultait pour partie de l’évolution des instruments de mesure.

Quelle est l’évolution du chômage et des trajectoires des chômeurs dans un tel contexte de crise ?

Pour l’instant, on manque de recul pour étudier les parcours des licenciés économiques ou des intérimaires qui perdent actuellement leur emploi. Mais, depuis les années 1980, les sociologues ont beaucoup analysé les parcours de chômeurs. Invariablement, on observe des taux de retour à l’emploi plus faibles chez les moins formés, les plus âgés, les moins qualifiés… Ces inégalités sont assez stables dans le temps. Ce qui est tout aussi clair, c’est que les chances moyennes d’obtenir un emploi diminuent mécaniquement dans les périodes de récession et de dégradation globale de l’emploi.

Des mesures ont été annoncées le 18 février, lors du sommet social de l’Élysée. Le chômage partiel indemnisé à 75 % au lieu de 60 % est présenté comme une arme anticrise, qu’en pensez-vous ?

L’indemnisation au titre du chômage partiel ne peut pas être une réponse consistante à la crise actuelle. C’est un mécanisme de compensation de la perte de salaire provoquée par une réduction partielle d’activité en raison de circonstances exceptionnelles, par exemple un sinistre, un problème d’approvisionnement en matières premières, un moment de restructuration, une conjoncture difficile et passagère. Il s’agit donc de répondre à des difficultés temporaires et momentanées, et non à une crise durable et structurelle.

Les mesures sociales et les politiques publiques, avec la mise en place de Pôle emploi et d’une nouvelle convention d’assurance chômage, sont-elles à la hauteur ?

Les politiques publiques de l’emploi ne s’apprécient pas seulement en fonction des sommes qui y sont consacrées. À cet égard, ce n’est jamais suffisant. La question est aussi : comment sont orientés ces crédits, dans quelles actions sont-ils investis ? Ici, l’accent est mis sur les aides aux entreprises, pour les inciter à recruter. On sait que l’efficacité de telles mesures est problématique et douteuse à cause des effets d’aubaine. Par ailleurs, les chômeurs sont négligés, alors que nombre d’entre eux ne sont pas (ou sont mal) couverts par l’assurance-chômage : ceux qui ont eu les emplois les plus instables, ceux qui entrent sur le marché du travail, ceux qui sont enfermés dans le chômage, par exemple.

Dans les années 1990, la situation avait conduit les chômeurs à s’organiser en mouvement. Les choses ont-elles changé ?

Dans la décennie 1990, le chômage a été massif et persistant également. Cela s’est traduit par une proportion inégalée de chômeurs de longue durée qui n’arrivaient pas à sortir de cette situation, qui perdaient espoir. Or, l’action collective des chômeurs est alimentée par l’enfermement dans le chômage et par la paupérisation qui en découle. Elle émerge donc de façon décalée par rapport à la crise de l’emploi ; il faut que celle-ci s’installe durablement. Pour le moment, les actions protestataires sont surtout le fait de salariés menacés de perdre leur emploi. Elles se manifestent avant la mise en chômage, la dispersion des collectifs du travail, la dilution des solidarités entre collègues. La mobilisation collective des chômeurs obéit à d’autres mécanismes liés à l’enfermement dans le chômage et la pauvreté.

Publié dans le dossier
Le temps de la colère
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