L’Europe états-unienne qu’on nous cache

D’ici à 2015, l’Union européenne et les États-Unis formeront un marché unifié. Ce projet qui souligne le rôle de l’Otan a reçu le soutien des conservateurs, des libéraux, des socialistes et des Verts.

Michel Soudais  • 21 mai 2009
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Un élargissement peut en cacher un autre. Alors que le débat sur l’élargissement de l’Union européenne à la Turquie occupe le devant de scène, suscitant un nombre incalculable de prises de positions, la Commission et le Parlement s’entendent pour élargir le Marché unique à… l’Ouest. Et s’emploient déjà, sans la moindre publicité, à lever les obstacles qui permettront de «  réaliser un marché transatlantique unifié d’ici à 2015  ». Autant dire demain.
Ce projet tout ce qu’il y a de plus officiel a été relancé avec force dans une résolution du Parlement européen du 26 mars. Rédigée par le PPE (la droite européenne), celle-ci fait de la relation avec les États-Unis le « partenariat stratégique le plus important pour l’Union européenne » . Elle a reçu un soutien massif du PSE et des Verts [^2], nonobstant ses positions très libérales et atlantistes.

« Le libre accès aux marchés » figure en effet en tête des « principes fondamentaux pour la réussite de l’intégration » inscrits dans cette résolution qui « invite les autorités des États-Unis et de l’Union à éviter d’instaurer des obstacles aux investissements étrangers » (art. 52), réclame « la suppression des obstacles qui entravent les investissements et la prestation de services financiers transatlantiques » et « encourage une meilleure intégration des marchés » des deux rives « de sorte qu’ils concurrencent mieux (sic) les marchés émergents » (art. 53). La résistance au protectionnisme et la demande de « conclusion positive » du cycle de libéralisation de Doha (art. 22) figure aussi au menu.
L’affaire vient de loin. Le partenariat transatlantique est né en 1990, à la suite de l’effondrement du bloc de l’Est, avec les velléités d’établir un « nouvel ordre mondial ». Il n’était alors question que de consultations bisannuelles entre la présidence du Conseil européen et la Commission, et le président des États-Unis, ainsi qu’au niveau ministériel.

En 1995, Felipe Gonzalez pour le Conseil, Jacques Santer pour la Commission et Bill Clinton signent un « nouvel agenda transatlantique ». Celui-ci établit un dialogue transatlantique des législateurs entre le ­Parlement européen et le Congrès des États-Unis, ainsi que le T ransatlantic Business Dialogue entre le patronat et les grandes firmes des deux rives. Il réaffirme notamment « l’indivisibilité de la sécurité transatlantique » sous l’égide de l’Otan et la responsabilité partagée des deux acteurs de mener le monde vers un «  système mondial ouvert de commerce et d’investissement » . Et détaille 150 actions spécifiques faisant l’objet d’une coopération.

Trois ans plus tard, le gouvernement Jospin retoque un projet de « nouveau marché transatlantique » porté par la Commission, qui voulait libéraliser le commerce des biens et des services d’ici à 2010. Un « Partenariat économique transatlantique » est néanmoins adopté à Londres pour intensifier la coopération bilatérale et multilatérale dans les domaines du commerce et de l’investissement. Il vise principalement à favoriser la coopération en matière de normes, éliminer des obstacles commerciaux non tarifaires et coordonner les positions dans les enceintes de négociations multilatérales du type OMC.
Contrarié, le projet renaît au Parlement européen en 2006. Une résolution, votée en juin, reprend l’objectif d’un « marché transatlantique sans entrave en 2015 » , proposé dans un rapport de la sociale-démocrate allemande Erika Mann, et suggère de transformer le dialogue transatlantique des ­législateurs en une « assemblée transatlantique » . La droite du PPE, les libéraux et le PSE votent pour. Les Verts, la Gauche unie européenne, les socialistes français et belges votent contre.
Angela Merkel en avait fait la priorité de sa présidence de l’UE : en avril 2007, elle signe avec MM. Barroso et Bush un « programme-cadre pour une intégration économique avancée entre l’UE et les EU » . Celui-ci met en place un Conseil économique transatlantique (CET). Coprésidé par le vice-président de la Commission, Günter Verheugen (SPD), il est composé à parité de représentants de la Commission européenne et de l’exécutif américain, et conseillé par des représentants d’entreprises… privées. Les annexes de l’accord détaillent le cadre : il s’agit de « réduire les barrières au commerce posées par les normes » (annexe I). En matière financière, l’annexe II prévoit notamment que les «  principes de comptabilité généralement acceptés aux États-Unis » seront directement opposables en Europe et auront rang équivalent aux normes comptables internationales.

Le 8 mai 2008, le Parlement européen, dans une résolution approuvée par les mêmes groupes qu’en 2006 et, cette fois, par les socialistes français, charge la Commission d’identifier « les obstacles à démanteler pour achever le marché transatlantique » . Ces derniers sont identifiés dans le rapport d’étape du CET annexé aux conclusions du Sommet UE-USA tenu en Slovénie, le 10 juin 2008. Il s’agit notamment d’ « accélérer la réduction et l’élimination des obstacles au commerce international et à l’investissement » et de « rationaliser, réformer et, quand c’est nécessaire, réduire les réglementations pour renforcer le secteur privé ».

Avec la résolution du 26 mars, le Parlement européen franchit une nouvelle étape. Le partenariat n’est plus seulement économique mais « stratégique ». D’où l’appel à « une coopération étroite entre l’Union européenne et les États-Unis dans le domaine de la justice et des affaires intérieures […] pour bâtir progressivement un espace transatlantique de liberté, de sécurité et de justice » (art. 45). Pas moins. La création d’instances politiques est envisagée : « Une assemblée transatlantique  […] composée à parts égales de députés au Parlement européen et des deux chambres du Congrès des États-Unis » (art. 10). Ainsi qu’un « Conseil politique transatlantique » qui réunirait « tous les trois mois » le Haut Représentant de l’UE et le secrétaire d’État des États-Unis (art. 9).

Pour parachever ce grand marché aux airs d’empire de l’Occident, la résolution n’envisage de défense européenne qu’à travers l’Otan, dont elle « souligne l’importance en tant que pierre angulaire de la sécurité transatlantique » (art. 37). Avant d’insister sur « la nécessité de poursuivre le renforcement des capacités civiles et militaires de l’Europe » en matière de sécurité et de défense. Le soutien aux initiatives militaires états-uniennes partout dans le monde (art. 3), et notamment en Afghanistan (art. 28) et au Pakistan (art. 29), achève le tableau.
Le projet est donc bien global. Il engage l’Union européenne, et donc ses citoyens, de manière déterminante. Pourtant, nul débat n’existe sur ce grand marché appuyé sur un partenariat stratégique. Dans le cadre des élections européennes, ce nouvel élargissement mériterait bien d’être discuté. Ne serait-ce que par respect du peuple.

[^2]: Cette résolution P6_TA(2009)0193 a recueilli 503 voix pour, 51 contre et 10 abstentions. Elle a obtenu 154 voix au sein du PSE, 2 contre et une abstention. Chez les Verts, 30 pour, 2 contre et 4 abstentions.

Publié dans le dossier
Démocratie européenne
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