Que faut-il développer ?

Jean-Marie Harribey  • 14 mai 2009 abonné·es

Tant que la nature profonde de la crise ne sera pas reconnue, toutes les mesures annoncées à grand fracas auront l’effet d’un cautère sur une jambe de bois. Cette crise globale est celle du capitalisme qui a cru pouvoir indéfiniment garantir une accumulation par la seule activité financière, improductive par définition. Elle est aussi celle d’un mode de développement fondé sur l’illusion que les limites écologiques pouvaient être toujours reculées. Enfin, elle est idéologique et politique, le néolibéralisme ayant perdu toute légitimité. Il s’ensuit que les propositions en termes de croissance verte ou de développement durable à la sauce officielle sont à côté de la plaque. Faut-il pour autant abandonner toute idée de développement ? Examinons ici trois des problèmes qui sèment la zizanie au sein des mouvements qui veulent rendre compatibles préoccupations sociales et écologiques.

L’horizon dans lequel l’humanité est capable de se projeter ne dépasse pas deux ou trois générations. C’est pour cela que s’imposent le respect du principe de précaution et la nécessité de penser la transition pour sortir du capitalisme et du productivisme. Parallèlement à la baisse des productions néfastes, le développement de celles de qualité est indispensable. Certes, l’empreinte écologique de l’éducation, de la santé publique, des transports collectifs, etc. n’est pas nulle, mais la réduction des inégalités passe en grande partie par l’accès de tous à ces services. Si la décroissance de la production et de la consommation ou même leur plafonnement à court terme s’appliquaient à ce type d’activités, c’en serait fini de l’espoir d’inverser la logique dominante, sauf à condamner les pauvres à devenir encore plus pauvres. L’amélioration de la qualité des services non marchands impliquera pendant longtemps une augmentation des moyens mis en œuvre et non une réduction, vu l’état de délabrement dans lequel les aura laissés le capitalisme.

D’autre part, certains écologistes critiquent l’amélioration de la productivité du travail, qu’ils assimilent à l’augmentation de la production. Or, la productivité met en rapport la quantité produite et le travail nécessaire. Améliorer la productivité ne signifie donc pas automatiquement accroître la production, si le temps de travail individuel diminue et si l’emploi est réparti entre tous. Les partisans de la décroissance rétorquent que ce raisonnement oublie les coûts cachés de l’amélioration de la productivité. Or, fondamentalement, l’amélioration de la productivité est un principe d’« économie » au sens premier du terme. Et la productivité est, à l’échelle globale, un indicateur monétaire et ne peut dire que ce que dit la monnaie. Vouloir lui faire dire quelque chose en matière d’utilité sociale des biens et services, de préservation de la nature ou de conditions de travail, c’est confondre usage et valeur économique.

D’où le troisième problème : que devient le PIB dans une phase de transition non productiviste ? Les partisans de la décroissance disent qu’il doit diminuer. Pourtant, on ne peut savoir à l’avance ce qu’il en adviendra. En remplaçant l’agriculture productiviste par l’agriculture biologique, quelle serait la valeur monétaire de celle-ci ? Si l’amélioration de la qualité nécessite une plus grande quantité de travail (incluant celui contenu dans les moyens de production), entraînant une hausse de la valeur unitaire de chaque bien ou service, nul ne sait quel sera le résultat de la somme des multiplications de ces valeurs par les quantités produites (le PIB). C’est un autre problème que celui de l’érosion monétaire, que les comptables nationaux essaient de résoudre avec la technique dite « à prix constants », car la production de qualité est un « bien » différent de la production merdique.
Au total, la réflexion théorique et la stratégie politique pour une autre économie doivent associer la redéfinition du développement et des finalités du travail, l’utilisation de l’amélioration de la productivité du travail pour diminuer le temps de celui-ci et la réduction des inégalités. Cette dernière passe par deux voies complémentaires : la fixation d’une échelle de revenus maximale très faible et l’accès de tous aux biens communs.

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