« Un système à l’américaine »

Marie Kayser, médecin généraliste à Saint-Jean-de-Boiseau, en Loire-Atlantique, et Yves Rebufat*, anesthésiste réanimateur au CHU de Nantes, analysent le projet de loi et les enjeux de la politique de santé.

Jean-Claude Renard  • 7 mai 2009 abonné·es

Politis : Qu’est-ce qui préside à la loi Bachelot sur l’hôpital public ? Quel est son dessein originel ?

Yves Rebufat : On peut dégager deux concepts à l’origine de la loi. La France consacre environ 11 % (source Insee, 2005) de son PIB aux dépenses de santé. Ce chiffre nous place derrière les États-Unis (15,3 %) et légèrement devant certains pays européens (Allemagne 10,7 %, Grèce 10,1 %). Première réaction : les dépenses de santé doivent être maîtrisées. Car l’hôpital public coûte cher, de nombreux hôpitaux sont en déficit. On en conclut donc que l’hôpital public est mal organisé et mal géré. Deuxième réaction : « Il faut un vrai patron à l’hôpital. » C’est-à-dire qu’il faut mieux gérer pour faire des économies. Comment ne pas adhérer à cette philosophie quand on regarde les sommes astronomiques liées aux dépenses de santé ? En pratique, les choses ne sont pas aussi simples.
La question essentielle est : faut-il et peut-on maîtriser les dépenses de santé ? Vaste débat qui doit tenir compte de plusieurs réalités : le vieillissement de la population, l’évolution de la médecine et de ses techniques, la santé des patients et leur capacité à produire de la richesse, la judiciarisation de la médecine, le consumérisme médical. Ce débat s’inscrit dans le contexte plus global de l’économie de marché car la médecine ne produit rien mais elle coûte. Cependant, elle permet (parfois) aux producteurs de produire plus ou plus longtemps.

Prétendument mal géré, l’hôpital aurait donc besoin d’un vrai patron…

Y. R. : Certes, l’hôpital n’est pas un modèle d’organisation ni d’efficience, mais cela fonctionne plutôt bien, les patients sont contents du service rendu, et l’OMS fait l’éloge de notre système de santé. Là encore, la simplification excessive gêne la compréhension du fonctionnement hospitalier. L’évolution de son financement avec la tarification à l’activité (T2A), de son mode de gestion, des contraintes réglementaires et administratives imposées par une tutelle versatile, le coût des nouvelles technologies indispensable (IRM, scanner, informatisation), l’absence de vision à long terme des décideurs, les réformes successives inachevées et jamais évaluées, et, enfin, la chute de la démographie médicale et l’éventuelle modification des rapports de pouvoir entre le directeur et ses médecins : tout cela a conduit à cette désorganisation. Alors, penser qu’un directeur calqué sur le modèle du manager d’entreprise pourra du jour au lendemain supprimer tous ces maux est tout simplement un non-sens. S’il faut réformer l’organisation de l’hôpital, cette réforme ne pourra pas se faire contre les médecins et sans avoir défini au départ les règles du jeu, à savoir ce que la société attend de l’hôpital et de son système de santé. Quelles missions doivent être confiées aux hôpitaux, et en particulier aux hôpitaux universitaires, et quelles seront celles des cliniques et de la médecine de ville ?

Dans quelle mesure la loi
est-elle une privatisation progressive de l’hôpital public, comme le dénonce l’essentiel de la profession ?

Y. R. : Il y a quelques années, a eu lieu la réforme du mode de financement des hôpitaux. Le budget global a cédé la place à la tarification à l’activité. L’hôpital est ainsi financé par son activité. Cela sous-entend que nombre de petits hôpitaux isolés ne seront pas rentables à l’avenir et que la logique budgétaire permettra rapidement d’y faire cesser toute activité. Avec le financement à la tarification (T2A), privé et public sont rémunérés selon leur volume d’activités, suivant des tarifs fixés par le ministère, et payés par la Sécurité sociale. À l’intérieur du système, se déploient les « groupes homogènes de séjour ». On y trouve dans un même groupe des pathologies graves et des bénignes. La gravité de l’état d’un patient n’est donc pas toujours appréciée à sa juste valeur. Mais, à la sortie, le tarif qui sera payé à l’établissement par la Sécurité sociale est le même.
Imaginons que l’on retrouve, toujours dans ce « groupe homogène de séjour », deux maladies différentes, l’une nécessitant une intervention chirurgicale de trente minutes, l’autre, de quatre heures. Quels patients choisirez-vous d’opérer pour que votre établissement gagne de l’argent ? Autre cas de figure : imaginons deux établissements de soins susceptibles de traiter une appendicite. L’un accepte les patients à toute heure du jour et de la nuit, le week-end et les jours fériés, les patients démunis, sans domicile fixe et sans couverture sociale ; l’autre ne prend que les assurés sociaux sur rendez-vous du lundi au vendredi. À votre avis, lequel des deux établissements sera rentable ? Voilà tout le problème de la T2A : la non-prise en compte de la précarité et des maladies chroniques, et l’existence d’actes beaucoup plus profitables que d’autres. Que demandera un directeur « tout-puissant » à ses médecins si son établissement est déficitaire ? C’est pour ces raisons qu’aucun pays au monde n’a jamais financé ses hôpitaux à 100 % avec la tarification à l’activité. Et c’est pourtant ce que l’on pratique en France.

Marie Kayser : La loi s’avance également avec une convergence des tarifs publics et privés, ce qui défavorise le secteur public car les personnes hospitalisées en public et en privé ne sont pas les mêmes : l’hôpital compte plus de cas lourds médicalement, plus de polypathologies, moins d’actes programmés, et plus de personnes à problèmes médicaux sociaux. Cela dit, sous la pression des hospitaliers, le gouvernement pourrait reporter la convergence tarifaire entre privé et public, prévue en 2012, à 2018. Enfin, la loi introduit des mécanismes rapprochant le fonctionnement de l’hôpital de celui du privé : contrats de praticiens hospitaliers avec statut de droit privé et financement en partie à l’acte, « intéressement » du personnel aux résultats.

Roselyne Bachelot défend sa loi en parlant d’immobilisme de l’hôpital qu’il faut changer…

Y. R. : Le milieu médical est assez conservateur et peu révolutionnaire. Est-ce suffisant pour parler d’immo­bilisme ? Je ne le pense pas. La médecine évolue très vite, les technologies aussi, et les médecins s’adaptent, tout comme les personnels. Celui qui ne s’informe pas est vite à la traîne. Pesanteur, rigidité, sûrement un peu, mais immobilisme, certainement pas. En outre, concernant les réformes hospitalières, Madame Bachelot oublie celles de ses prédécesseurs. Depuis quinze ans, l’hôpital est réformé en permanence, création des ARH, nouvelle gouvernance et création des pôles, tarification à l’activité… Où est l’immobilisme ? À toutes ces réformes, le monde hospitalier s’est adapté. En revanche, aucune réforme n’a fait l’objet d’une évaluation de ses conséquences sur l’hôpital par les tutelles.

La ministre a répondu à une tribune signée par 25 professeurs hospitaliers que les médecins devraient « lire la loi au lieu de la caricaturer »…

Y. R. : Quel mépris et quelle condescendance dans la tribune de Roselyne Bachelot ! Comment oser imaginer qu’ils n’ont pas lu la loi ou qu’ils soient trop stupides pour la comprendre ? Je connais certains de ces « 25 » pour les avoir rencontrés dans mon parcours professionnel. Ce ne sont pas de dangereux révolutionnaires. Ce sont des gens de terrain qui constatent au jour le jour les effets pervers d’une politique de santé inadaptée à l’évolution sociétale. Nous constatons tous les dysfonctionnements dans notre pratique quotidienne, le manque de ­personnel, le manque d’argent pour renouveler du matériel vieillissant ou pour construire de nouveaux bâtiments plus adaptés aux missions que l’on nous demande de réaliser. Quelle méconnaissance de la réalité quotidienne des hôpitaux ! Les médecins ont l’habitude de ne pas être entendus. Ils se rappellent encore cet été de canicule quand des milliers de personnes âgées sont mortes avant que le ministère, pourtant prévenu par les services d’urgence, ne prenne la mesure de la situation.

Quelles seraient les conséquences de la loi pour les patients ?

Y. R. : Désastreuses. C’est une perte de la qualité des soins, sachant, par exemple, qu’un hôpital ne pourrait pas acquérir un matériel nécessaire car trop coûteux. C’est aussi l’absence de choix pour les patients si le seul établissement proche est un établissement privé qui aura renoncé aux missions de service public non rentables. Si les critères de rentabilité guident le choix des malades et des traitements, il n’y a plus alors d’hôpital public.

M. K.: Le résultat sera la fermeture d’hôpitaux publics sur des critères qui ne seront pas liés à la qualité mais à la rentabilité. Le privé continuera, lui, son mouvement de concentration et de choix des actes à bon rendement. Le service privé aura donc de meilleurs résultats budgétaires et l’ARS aura tendance à lui accorder une augmentation du nombre de lits au détriment du public. Se profile une aggravation de la restriction sur certains territoires, ruraux ou urbains, de l’offre publique de soins à tarifs opposables dans certaines spécialités. Les patients, suivant la proximité géographique ou les délais de prise en charge, seront obligés de s’adresser au secteur privé. L’accès aux soins devient ainsi plus difficile financièrement. La loi ne prévoit pas non plus de modes d’organisation autre que celui lié au paiement à l’acte.

C’est un fait qu’on observe régulièrement : le manque de lits et de personnels. La loi risque-t-elle d’aggraver la situation ?

Y. R. : Tout dépendra du directeur de l’ARS, qui aura tout pouvoir sur l’organisation des soins. Concernant les personnels, on constate aujourd’hui qu’ils sont la principale variable d’ajustement des déficits budgétaires dans les hôpitaux. Ne doit-on pas avant tout considérer l’évolution des besoins de santé de la population ?

Après le vote des députés, qu’attendez-vous de la lecture de la loi au Sénat ?

Y. R. : D’une part, nous attendons des états généraux de la santé, d’autre part, que cette loi soit discutée avec les médecins et les usagers, ce qui permettra peut-être une réécriture de la loi en accord avec la réalité actuelle de la santé en France. Enfin, nous espérons que la procédure d’urgence soit levée, que la loi soit amendée par les sénateurs et qu’elle retourne à l’assemblée pour y être de nouveau discutée.

S’il y avait une bonne raison de réformer l’hôpital, quelle serait-elle ?

Y. R. I: Il existe plusieurs bonnes raisons de réformer l’hôpital, mais il faut avant tout arrêter de nous comparer à une entreprise. On ne fabrique pas des boulons, nous soignons des gens malades qui méritent plus de considération que de vulgaires boulons. On ne peut pas évaluer de la même manière un bloc opératoire et une chaîne de production automobile. C’est idiot et inhumain.

D’une manière générale, n’y a-t-il pas une manière dissimulée de réduire les budgets de la santé ?

Y. R. : Certainement, mais ce n’est absolument pas dissimulé, et c’est avant tout à la société de faire ce choix.

M. K. : Si cette loi permet de renforcer le développement du secteur privé d’hospitalisation, elle va mettre à court terme le gouvernement dans une impasse : il y aura toujours des patients présentant des pathologies lourdes et complexes tant au plan médical que médicosocial. Ces patients, ce n’est pas le secteur privé qui les accueillera, mais le secteur public, lequel concentrera toujours plus les patients « coûteux ». Qu’adviendra-t-il alors ? Renoncera-t-on à la qualité des soins à l’hôpital public qui deviendra hospice ? L’hôpital refusera-t-il ces patients comme le fait le privé ? Que dira l’opinion publique quand cela concernera un nombre de plus en plus important de patients ? In fine , c’est aussi un non-sens en termes de gestion du système, sauf à penser que les citoyens français laisseront leur gouvernement les conduire vers un système à l’américaine où les gens mourront à la porte des établissements, ou bien chez eux sans soins.

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