« 100 Sexes d’artistes » censurée à Venise

La Biennale d’art contemporain et la Ville de Venise ont censuré un projet de Jacques Charlier, « 100 Sexes d’artistes ». Retour sur cette affaire avec le commissaire de l’exposition, Enrico Lunghi*.

Christophe Kantcheff  • 18 juin 2009 abonné·es
« 100 Sexes d’artistes » censurée à Venise
© * Enrico Lunghi est aussi le directeur du Musée d’art moderne de Luxembourg, le Mudam.

Politis : Comment présenteriez-vous les « 100 Sexes d’artistes » de Jacques Charlier ?

Enrico Lunghi : Jacques a commencé en 1973 à représenter les plus illustres artistes du XXe siècle par leur « organe procréateur », c’est-à-dire en dressant un « portrait » imaginaire de la libido qui se manifestait à travers le style caractéristique, une œuvre majeure, voire l’outil de prédilection de ses sujets. Sur le mode de la caricature, c’était une « analyse » (au sens freudien) pleine d’humour du monde de l’art dans lequel il baignait et, simultanément, un travail sur les codes de l’art conceptuel.
Pour Venise et son sens du faste, nous avons pensé reproduire ces dessins sur des affiches au caractère théâtral parfaitement idoine. Un petit (et modeste) musée en plein air, constitué de 100 affiches à découvrir en déambulant au hasard des ruelles de la Sérénissime, aurait ainsi été offert au regard des visiteurs de la Biennale, mais aussi des habitants et des touristes de passage.

La Biennale et la Ville de Venise ont toutes deux censuré les « 100 Sexes d’artistes ». Comment cela s’est-il passé, et quels sont les motifs invoqués ?

Le projet a été introduit officiellement par la Communauté française de Belgique pour faire partie des « événements collatéraux » de la présente Biennale. Or, le directeur, Daniel Birnbaum, a répondu par courrier « qu’il ne croyait pas que cela soit possible » . Au téléphone, il m’a affirmé que c’était le président Paolo Baratta qui rejetait le projet, car il risquerait « d’offenser les artistes » dessinés par Jacques. Nous avons cru à un malentendu et, avec l’accord de Birnbaum, nous avons soumis à nouveau et en détail le projet, avec une lettre de soutien de la ministre belge Fadila Laanan. C’est à elle que Birnbaum a « confirmé son jugement » , à la suite de quoi il m’a confié, par courriel cette fois-ci, que c’était toujours le président qui s’y opposait et que c’était bien pour la raison invoquée plus haut. J’ai alors écrit au président, et celui-ci n’a trouvé mieux à faire que de rejeter la responsabilité de la décision sur le directeur.
Nous avons ensuite essayé de montrer les affiches en louant directement les panneaux publicitaires de la Ville de Venise : or, celle-ci a également rejeté le projet en argumentant que « certaines affiches pourraient offenser le sens commun de la pudeur » . Ma lettre au maire, Massimo Cacciari, philosophe de formation, dans laquelle je lui demande, entre autres, quelles sont les limites du « sens de la pudeur » et qui en décide, est restée sans réponse à ce jour…

Avec Jacques Charlier, vous avez tenu à ce que les « 100 Sexes d’artistes » soient malgré tout symboliquement présents à Venise. De quelle manière et avec quels objectifs ?

Une fois qu’il était clair que les affiches ne pourraient être montrées à Venise, et ce pour des raisons inacceptables pour nous (mais, je le pense, également pour le monde de l’art tout entier), nous avons réagi en voulant montrer la gravité de cette censure. Mais il ne s’agissait pas de simplement nous poser en victimes et de crier à l’injustice : il fallait répondre, point par point, aux arguments avancés par les censeurs. Nous avons alors écrit à tous les artistes inclus dans le projet pour leur demander si oui ou non leur « portrait » par Jacques les offensait. Leurs réponses sont édifiantes, parfois très drôles, mais ce qui compte le plus pour nous, c’est de ne pas les avoir privés de parole, contrairement à la Biennale, qui a parlé pour eux ! Mais encore fallait-il trouver le moyen de nous faire entendre et ne pas disparaître. Vous savez, de nombreuses personnes nous ont dit : « C’est formidable d’être censuré, cela fera parler de vous ! » C’est absurde ! À aucun moment, nous ne nous sommes réjouis d’être rejetés : nous voulions simplement montrer 100 affiches humoristiques, parlant d’art autrement, dans Venise ! Être censuré, c’est d’abord être privé de voix et de présence. Nous n’existons ni pour la Biennale, ni pour les professionnels qui ne s’en remettent qu’au programme officiel, et encore moins pour la plupart des visiteurs qui n’ont jamais entendu parler de Jacques Charlier !

Nous avons donc énormément travaillé et bataillé pour avoir un bateau (sans l’aide de la Biennale) et l’amarrer tout près des Giardini pendant les journées professionnelles, du 3 au 7 juin. Nous avons écrit un journal, réalisé des sacs et des badges, et les avons distribués en ne comptant que sur nos forces. Et, surtout, nous avons mis à la disposition de tous ceux qui sont venus nous voir sur le bateau les documents qui établissent clairement cette censure. Ils sont consultables aussi sur Internet
Mais, pour rester toujours du côté de l’humour et de la dérision (une des grandes forces du travail de Jacques), nous avons aussi créé un Quizz Art qui permet de jouer à deviner à quels artistes appartiennent les sexes dessinés : chacun peut ainsi évaluer ses connaissances en art à travers le sexe (imaginaire) des artistes. Comme l’a si bien écrit Agnès Tricoire, déléguée de l’Observatoire de la liberté de création : « Le sexe n’est pas forcément vulgaire ou graveleux : il peut être savant et joyeux ! »

Vous avez pris contact avec des villes européennes pour leur proposer de montrer pendant le mois de juin 2009 les affiches des « 100 sexes d’Artistes ». Quelles sont-elles et comment ont-elles réagi ?

C’est notre réponse à l’idiote censure de la Ville de Venise : c’est quoi, le « sens de la pudeur » ? Est-ce une particularité vénitienne ? Est-ce la nouvelle valeur que veut promouvoir la plus grande biennale d’art contemporain au monde ? Nous avons eu l’idée, en discutant avec des amis et collègues d’autres institutions, de montrer que le monde de l’art n’accepte pas d’être soumis à des considérations morales d’un autre âge.
Qu’en est-il sinon des libertés acquises ? Faut-il y renoncer juste pour continuer à faire partie du mainstream ?

Nous avons très vite trouvé sept institutions dans sept villes qui, chacune à leur manière, vont montrer les affiches dans l’espace public à Anvers, Belgrade, Bergen, Linz, Luxembourg, Metz et Namur. Nulle part l’affichage de ces dessins ne pose un problème, ce qui montre le ridicule de la décision vénitienne. Et dans chacune de ces villes, les habitants ou les gens de passage peuvent participer au jeu « Libérer Venise » en se photographiant devant leur affiche préférée.
Or, nous avions à peine imprimé notre journal que d’autres villes ont manifesté leur intérêt pour le projet et leur volonté de le soutenir : Liège, Bruxelles, puis Sofia, Sydney, Cape Town et Paris ! Il ne se fera peut-être pas partout, mais nous avons, je crois, déjà gagné notre pari : la censure n’a pas eu raison des « 100 Sexes d’artistes » !

Quelles sont, selon vous, les véritables raisons de la censure opérée par la Biennale et Venise ?

Il m’est difficile de croire qu’on peut avancer des arguments comme « l’offense aux artistes » et « le sens commun de la pudeur » à la légère, sans craindre le ridicule, et ce, en plus, dans le cadre d’une manifestation d’art contemporain ! Je pense donc que nous sommes face à une tentative d’établissement d’un ordre moral auquel je pensais pouvoir échapper dans notre société. Je ne sais si cela est à mettre en relation avec une radicalisation des positions vaticanes ou avec la dépendance de notre économie par rapport aux pays du monde musulman (dont la présence à cette Biennale est plus forte que jamais) et donc une crainte de froisser ses ressortissants riches, mais je suis persuadé que prendre les cas de censure de ce type à la légère serait une grave erreur.

Culture
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