L’extravagante affaire Geisser

Où l’on découvre, avec stupéfaction, que les chercheurs du CNRS sont sous la surveillance étroite d’un général qui s’arroge le droit de juger leurs travaux.

Denis Sieffert  • 25 juin 2009 abonné·es

Dans quel pays vivons-nous ? On peut se le demander quand on prend connaissance de l’étrange histoire qui accable actuellement un chercheur du CNRS. Ce chercheur, Vincent Geisser, spécialiste de l’islam et du monde arabe, est convoqué le 29 juin devant une commission administrative paritaire du CNRS à titre disciplinaire, pour avoir « utilisé des termes diffamatoires d’une grande violence » à l’encontre d’un personnage dont la fonction même devrait poser problème : le fonctionnaire « Sécurité-Défense » (FSD) du CNRS. Première surprise pour beaucoup de chercheurs : l’existence de ce militaire de carrière qui, du haut de son improbable statut, juge de la pertinence de travaux scientifiques. Deuxième motif d’étonnement : ce qui est présenté comme une diffamation est tiré d’un courriel strictement privé que l’intéressé ne destinait nullement à la publication. Mais un prétexte pouvant en cacher un autre, Vincent Geisser fait l’objet d’une seconde accusation : « Le manquement grave  […] à l’obligation de réserve » à laquelle il serait tenu « en tant que fonctionnaire » . Ou l’on apprend cette fois – et toujours avec étonnement, sinon stupéfaction – qu’un sociologue peut être soumis, comme un militaire, à l’obligation de réserve, puisque ce motif figure également dans la lettre de convocation au conseil de discipline. En résumé, on reproche au chercheur un certain nombre de prises de position publiques, notamment critiques à l’égard de l’association Ni putes ni soumises. Diffamation ? Manquement à l’obligation de réserve ? Est-ce vraiment tout ? Non, évidemment.

L’affaire est un peu comme une valise à double ou à triple fond. Elle est en réalité beaucoup plus ancienne sans même que le chercheur en ait eu immédiatement conscience. Car c’est peu dire que Vincent Geisser est, depuis des années, dans le collimateur de ce fonctionnaire Sécurité-Défense du CNRS, Joseph Illand, un général en retraite, qui s’intéresse à son cas depuis plus de quatre ans. À l’époque, Vincent Geisser entamait une enquête sociologique sur l’itinéraire des chercheurs originaires du Maghreb, et leur contribution au rayonnement de la recherche française. À plusieurs reprises, le général intervient pour demander que l’enquête, qui pouvait à la rigueur, et avec une certaine dose de mauvaise foi, renvoyer à la délicate question des statistiques ethniques, reçoive l’imprimatur de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil). « À l’époque, avoue Vincent Geisser, je n’avais nullement été choqué par cette démarche. » Le général avait justifié sa demande par le fait que le laboratoire de recherche et d’études sur le monde arabe et musulman était « classé sensible ».
« Je m’étais tout juste étonné que ces demandes viennent d’un fonctionnaire de Défense et non d’un service juridique » , se souvient Vincent Geisser. La procédure de « régularisation » de l’enquête, formalité qui vise à mettre en conformité les travaux des chercheurs avec la loi, se passe bien. Malgré cela, une « rumeur lancinante » lui revient aux oreilles. Il y aurait derrière tout cela d’autres considérations. Il en reçoit confirmation quand il apprend que des renseignements ont été demandés par écrit sur son compte au Cevipof (Centre d’études sur la vie politique française). Cette fois, la question du général est sans détours : Vincent Geisser est suspecté de «  constituer un lobby musulman au sein du CNRS » . Bigre ! Le fonctionnaire fait même le voyage d’Aix-en-Provence pour rencontrer le chercheur, qui se souvient : « J’ai eu droit à un interrogatoire en règle, avec des références à des textes de conférence que j’avais parfois moi-même oubliés. »

Puis, plus rien. Alors que l’approbation du Cnil était attendue, aucune information, ni aucune critique ne parvenait à l’auteur de l’enquête. Quand, stupéfaction, après six mois sans nouvelles, Vincent Geisser reçoit un courrier de la secrétaire générale du CNRS lui donnant l’ordre de détruire toute son enquête. La décision vient-elle de la Cnil ? Pas même. Le secrétariat général du CNRS avoue que l’enquête, pourtant enrichie des précisions demandées par la Cnil, n’a même pas été transmise à la Commission. Au total, et au-delà des prétextes avancés, il apparaît de plus en plus clairement que l’on reproche à Vincent Geisser non pas une enquête mais tout le travail qui est le sien sur l’islam depuis de nombreuses années. C’est l’auteur de l a Nouvelle Islamophobie (2004) qui est visé. En quelques semaines, la mobilisation s’est organisée dans les milieux de la recherche et de l’université. Quelque 4 200 signatures ont été collectées. L’émotion est très vive parmi les chercheurs : « Depuis quand, et au nom de quel principe, demandent les auteurs de la pétition, un fonctionnaire de Défense aurait-il le droit de juger les travaux d’un chercheur ou d’un universitaire ? De quelle compétence peut-il se prévaloir pour le faire ? » Dans un texte publié sous le titre « Quelques raisons pour défendre Vincent Geisser et raison garder », Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, rappelle que « les sciences sociales ne doivent pas être considérées comme un domaine sensible sur le plan de la Défense nationale » . Il qualifie de « soviétique » cette vision du savoir. « Si on est en désaccord avec Vincent Geisser, note encore Olivier Roy, il s uffit de le dire et d’écrire, pas de le faire taire. » Ce n’est pas l’avis de l’inévitable Caroline Fourest, qui choisit opportunément cette veille de conseil de discipline pour attaquer Geisser dans une violente tribune parue dans le Monde datée de samedi. La France intellectuelle ne manque ni de généraux ni de procureurs.

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