Mélodrame de la crise

Inspiré de l’œuvre de Zola, l’Argent demeure l’un des films les plus importants de Marcel L’Herbier, préfigurant le krach
de 1929.

Jean-Claude Renard  • 25 juin 2009 abonné·es

Dans l’Argent (1891), dix-huitième volume des Rougon-Macquart, Zola reprenait le personnage de Saccard, spéculateur dans la Curée , pour le remettre en scène, désireux de faire fortune à la Bourse. Saccard y trouvait la gloire dans le Paris de l’Exposition universelle de 1867, avant de banquerouter face à l’intelligence des Rothschild, glissant dans la faillite des milliers de petits épargnants. S’inspirant d’un fait réel, l’écrivain livrait, pour l’occasion, les mécanismes de la Bourse, opposant le pognon d’hier, glané dans le patrimoine, à celui d’aujourd’hui, établi sur la spéculation. Dans le roman, l’argent se lie à la destruction, à la corruption.

Marcel L’Herbier est l’une des figures de proue du cinéma français d’avant-garde des années 1920, formé à l’image au service cinématographique des armées durant la Grande Guerre. Théoricien, expérimentaliste, taquinant les nouvelles formes esthétiques (anamorphoses, flous artistiques, surimpressions), il se veut le représentant d’une école impressionniste aux côtés de Louis Delluc. Après Don Juan et Faust, puis l’Inhumaine , l’Argent (1928) est la dernière création de sa période « muette ». Avant de rebondir sur l’avènement du parlant, d’enchaîner sur d’autres films.

L’Argent s’inscrit donc au cœur de l’œuvre de L’Herbier. Emboîtant le pas du romancier, le cinéaste propose un Nicolas Saccard (interprété par Pierre Alcover) concurrencé dans ses spéculations boursières par un certain Gunderman, banquier plus avisé. Ruiné, Saccard mise alors ses dernières cartes sur le personnage d’un aviateur désargenté, propriétaire d’options sur des terrains pétrolifères en Guyane. Saccard n’est pas seulement avide de fric, mais aussi de chair, convoitant la compagne de l’aviateur.
Avec un montage fluide et dynamique, une esthétique dominée par la contemplation, Marcel L’Herbier ne se contente pas seulement d’adapter le roman dans ses différentes séquences, son intrigue et sa chronologie des faits. Il le transporte dans le temps, l’enrichit de personnages, de complexités psychologiques. L’heure n’est pas au Second Empire mais au début des années 1920. Le film est muet, il laisse entendre, deviner. Même la TSF s’y mêle, quand il s’agit d’annoncer la disparition dudit aviateur. Au goût de l’argent, il ajoute à Saccard celui de posséder les femmes, pour en faire un personnage terriblement humain, prédateur sans scrupule. Et, sur le mode épique, dans la parure et le frou-frou luxueux de la soie, la cupidité ambiante triomphante, le cinéaste rend le décor de la Bourse, filme les profits vertigineux, la ­fièvre des marchés. Une chronique mélodramatique qui fonctionne comme une préfiguration du krach boursier de 1929. Qui aussi possède ses résonances actuelles.

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